Jean-Jacques Pluchart*
Depuis l’accession de Donald Trump à la présidence des États-Unis, le patriotisme économique s’invite dans les débats actuels qui animent tous les États-nations. Ces échanges révèlent la nature polémique mais aussi le caractère polysémique du terme de patriotisme économique, souvent assimilé à celui de nationalisme économique. Il est vrai que ces notions ont été investies par des écoles de pensée parfois opposées, et qu’elles n’ont toujours pas de solides fondements scientifiques. Leurs perceptions diffèrent selon les opinions politiques et les états d’esprit des groupes sociaux. Le patriotisme économique se distingue du nationalisme économique par sa nature : le premier traduit un sentiment plutôt défensif (l’attachement à un pays et la défense de ses équilibres économiques), tandis que le second recouvre une idéologie offensive (la recherche de la suprématie économique d’un État- nation). Le premier bénéficie d’une image globalement positive, tandis que le second souffre de préjugés plutôt négatifs, notamment hérités de l’histoire du XXe siècle. Le patriotisme économique est donc un concept moins conflictuel que le nationalisme économique. Le retour actuel du patriotisme économique répond surtout à l’impératif de rééquilibrer les balances commerciales et d’alléger les dettes extérieures de certains pays, comme les États-Unis ou la France. Il se justifie dans certains États, comme la France, l’Italie ou l’Espagne, par la nécessité de réduire le chômage en favorisant les productions locales et de lutter contre les inégalités de revenus et de patrimoines entre les citoyens. Il s’explique également par les attentes croissantes des consommateurs en matière de respect des droits de l’homme, de santé publique et de protection de l’environnement, qui justifient notamment leurs exigences de protection des travailleurs et de traçabilité des produits. En Europe, les manifestations en faveur du retour au protectionnisme, de la déglobalisation des échanges, de la relocalisation des usines, de la déconsommation…, ont été relancées depuis les années 2000 et relayées par des déclarations et rapports officiels (notamment les rapports Draghi et Carayon).
Sur le plan idéologique, les polémiques sur le patriotisme économique opposent les défenseurs aux adversaires du libre-échange, mais aussi les fédéralistes aux souverainistes. Le patriotisme économique est dénoncé par les premiers comme provoquant des « guerres commerciales », et par les seconds, comme engendrant une globalisation inéquitable des échanges. Aussi est-il perçu par certains comme étant une alternative à la cosmopolitisation des sociétés et à la mondialisation des économies – génératrices de chômage et d’inégalités dans les pays occidentaux – mais représenté par d’autres comme étant un facteur de contraction des échanges et de ralentissement de la croissance. Ces débats ont été relancés par la contestation des derniers accords commerciaux internationaux (comme le CETA et le TAFTA) et des surenchères (le tit for tat théorisé par Axelrod) entre États, illustrées notamment par la menace d’élever les droits de douane américains sur les importations chinoises, contrée par la dévaluation du yuan chinois.
Les paradoxes observés dans les discours actuels sur les échanges commerciaux contribuent à éclairer la nature du patriotisme économique contemporain et à en expliquer la renaissance. Il réagit aux principales forces qui transforment les échanges internationaux : la globalisation et l’intégration des chaînes productives, la financiarisation et la numérisation des transactions. Il répond aux critères fondateurs – d’ordre politique, social et culturel – du patriotisme. Il mobilise toutes les parties prenantes de chaque État-nation et porte à la fois sur ses ressources matérielles, immatérielles et financières. Il actionne un arsenal de plus en plus étendu de pratiques et d’instruments douaniers, fiscaux et normatifs, empruntés aux leviers des hard, soft et rough laws, aux modes traditionnels de négociation et aux leviers des réseaux sociaux. Il recouvre des patriotismes à la fois d’État et spontané, défensif et offensif, flexible et à géométrie variable. Il passe par une appropriation du territoire conjuguant une approche globale et un enracinement local des échanges économiques. Il s’inscrit dans un processus de « glocalisation » des échanges, exploitant des ressources globales et locales. Il s’efforce de concilier les solidarités locale, nationale et universelle. L’émergence de nouvelles formes du patriotisme économique repose à la fois sur des États garants de la souveraineté nationale, des citoyens respectueux de valeurs universelles, des entreprises soucieuses de corriger les externalités négatives de leurs activités, et des consommateurs conscients des effets de leurs comportements d’achat. Le respect de ces conditions devrait permettre de préserver les équilibres socio-économiques des États-nations et les enjeux sociaux, sociétaux et environnementaux du XXIe siècle.
*D’après J-J. Pluchart, « Les nouvelles formes du patriotisme économique », chapitre in C. de Boissieu et D. Chesneau (dir.), Le patriotisme économique a-t-il un sens aujourd’hui ?, Eds Maxima, novembre 2020.