LE MANAGEMENT DE L’ENTREPRISE DURABLE

(Chronique en 4 parties rédigée par Jean Jacques Pluchart)

1 – Vers un management de la performance durable

      La correction de la valeur financière de l’entreprise en fonction des impacts de ses activités sur l’Environnement, la Société et sa Gouvernance (ESG), est une nouvelle problématique partagée par tous les managers, mais aussi par les métiers du chiffre et du conseil. Mais si l’évaluation financière fait appel à des modèles désormais validés, l’évaluation extra-financière – couvrant les impacts ESG – fait l’objet d’heuristiques encore exploratoires. Une enquête réalisée en avril 2024 par l’EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group) auprès des PME françaises révèle les inquiétudes de leurs dirigeants sur leur capacité à renseigner certains indicateurs, à identifier et à mesurer les impacts ESG et surtout à estimer les valeurs durables ou globales de leurs entreprises. La valeur durable peut être définie, en première analyse, comme étant une valeur financière classique corrigée en fonction des impacts ESG des activités des entreprises, mais cette notion mérite d’être affinée et validée.

      L’évaluation d‘entreprise a été confrontée depuis un demi siècle à plusieurs phénomènes : la difficulté de valoriser les actifs immatériels, la diversification des structures du capital social (familial, actionnarial, salarial, national, international…), et surtout, la vulnérabilité des avantages stratégiques aux progrès techniques, aux nouveaux modes de consommation, à la pression concurrentielle, à la montée de l’IA et des impératifs imposés par l’ESG.  

      L’objectif de cette étude est de rappeler certains fondamentaux de l’évaluation financière des entreprises, principalement des PME non cotées (hors start’ups), puis de dresser un état provisoire des principales recherches et études sur la transformation de la valeur financière en valeur durable. Ces travaux s’inscrivent dans la nouvelle discipline du management de la performance durable (Sustainability Performance Management) qui porte notamment sur le recueil, la traçabilité et le traitement des données nécessaires à la mesure de la valeur durable de l’entreprise. Elle n’a pas que pour objectif de mesurer la durabilité de l’entreprise, mais également de mieux connaître le processus de création de valeur et de contribuer à la prise de décision stratégique

            Les   fondamentaux de l’évaluation financière des entreprises

      Le choix de la méthode d’évaluation financière d’une entreprise dépend de multiples facteurs, liés à son statut, sa taille, son métier, sa situation financière, la structure de son actionnariat… (cf. tableau 1 en annexe). La méthode la plus courante appliquée à une PME non cotée repose sur des modèles basés sur des résultats d’exploitation (EBIT), des valeurs ajoutées économiques (VAE) ou des flux financiers (cash flows) normalisés, actualisés et projetés à l’horizon du plan d’affaires (business plan), puis sur une durée indéterminée. La valeur financière de référence ainsi calculée est parfois ajustée par des primes et/ou des décotes.

      Les fondamentaux  de l’évaluation extra-financière

      Le cadre normatif des indicateurs ESG est complexe et évolutif. Il a été défini  ou proposé depuis les années 1990 par plusieurs organismes, directives et référentiels: la Global Reporting Initiative (GRI), le Sustainability Accounting Standards Board  (SASB), le Task Force Related Disclosure (TCFD), la Non Financial Reporting Directive (NFRD) puis la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), applicable en 2024.  Les deux principaux référentiels  sont les  International Sustainability Standards (dérivés des IFRS) au niveau mondial,  et les 12 normes européennes fixées par l’European Financial Reporting Advisory Group (EFRAG) relevant de la Commission européenne. Les premières répondent plutôt aux principes de la « matérialité financière des enjeux » et donc au modèle actionnarial, les secondes plutôt aux principes de la  «matérialité à impacts » et du modèle partenarial (Touron, 2024). L’évaluation extra-financière fait à appel à deux principales méthodologies, par le marché, si l’entreprise est cotée en bourse – notamment avec le calcul d’un SROI (Social Return on Investment) –   ou par le capital  – suivant une procédure dérivée de celle définie par la GRI ou l’IIRC (International Integrated Reporting Council). Les référentiels européens (European Sustainability Reporting Standards et Corporate Sustainability Reporting) incitent à intégrer dans la valeur financière de l’entreprise des estimations chiffrées des impacts ESG de ses projets et de ses opérations.  Ces référentiels sont applicables dans l’Union européenne à partir de 2024 pour les grandes entreprises, de 2025 pour les ME et de 2028 pour les PME cotées.  Des normes sectorielles et des normes PME seront publiées ultérieurement. Mais en pratique, la plupart des PME sont déjà contraintes de respecter tout ou partie de ces normes pour répondre à des appels d’offre ou pour lancer des M&A.

      La stratégie de l’entreprise socialement responsable doit notamment respecter les 17 Objectifs du Développement Durable (ODD) définis par l’ONU en 1995, qui répondent à trois principes : l’intentionnalité, selon laquelle l’entreprise doit viser à la fois la rentabilité économique et le respect de l’environnement et de la société ; l’additionnalité, selon laquelle l’actionnaire doit coopérer avec le manager pour majorer les impacts positifs des activités de l’entreprise ; la mesurabilité des impacts, selon laquelle ces derniers doivent être évalués par des méthodologies validées et reconnues par les principales parties prenantes de l’entreprise.

      Mais ce chiffrage sur des durées généralement longues (5 à 10 ans), rencontre la double difficulté d’identifier ces impacts et de leur appliquer des méthodes et des indicateurs   adaptés de mesure, 

  • de la valeur ajoutée économique induite par une mise en conformité, par le respect d’une norme ou d’un label ESG et/ou par la mise en œuvre d’une stratégie orientée vers le développement durable et la RSE ;
  • des charges d’investissement et/ou de fonctionnement engendrées par la poursuite de ces objectifs ;
  • des risques encourus par l’entreprise, la planète et la société (principe de double matérialité), si l’entreprise n’engage pas de projets en faveur de l’ESG. Ces risques peuvent être directs ou indirects, de nature juridique (en cas de non-conformité), commerciale (attrition ou bashing de la part de clients, fournisseurs et/ou sous-traitants), financière (chute de cours, hausse de taux de crédit, majoration de garanties) et sociale (atteintes à la réputation, à l’image de marque …).

      Le choix d’une ou plusieurs méthodes demeure subjectif ; il dépend de différents facteurs :

  • La raison d’être, la stratégie et le plan d’affaires de l’entreprise, orientés vers un ou    plusieurs ODD;
  • La structure du capital social (plus ou moins dominé par une famille, des petits actionnaires ou des fonds de pension) ;
  • La finalité de l’évaluation : cession, acquisition, cession, fusion (M&A) ; influence du cours boursier ; décision stratégique ; traçage du processus de création de valeur ;
  • Le type d’activités exercées par l’entreprise, plus ou moins exposées à des risques ESG et intégrées dans des chaînes de création de valeur ou des écosystèmes;
  • L’existence de référentiels méthodologiques ou de benchmarks reconnus de valorisation d’impacts dans le(s) secteur(s) d’activité de l’entreprise.

La 2e partie de l’étude présentera les pratiques les plus courantes de l’évaluation globale des impacts ESG des activités des entreprises.

Références

Autorité des Marchés Financiers (2019), Rapport de l’AMF sur l’information publiée par les sociétés cotées en matière de responsabilité sociale, sociétale et environnementale, Publications de l’AMF.

Atkinson G. (2000). Measuring corporate sustainability. Journal of Environment Planning and

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Capron M., Quairel F.(2006), Évaluer les stratégies de développement durable des entreprises : l’utopie mobilisatrice de la performance globale, Revue de l’organisation responsable 2006/1 (Vol. 1).

Charreaux G. et Desbrieres P. (1998),  Gouvernance des entreprises : valeur partenariale contre  valeur actionnariale , Finance, contrôle, stratégie, vol. 1(2),

Chevassus-au-Louis B. (2009), Approche économique de la biodiversité et des services liés aux écosystèmes : contribution à la décision publique, Centre d’analyse stratégique, 2009 (http://www.strategie.gouv.fr/IMG/pdf/rapport_bio_v2.pdf).

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Pluchart J-J. (2020), Les nouveaux systèmes de pilotage des entreprises, Eds Eska.

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Stewart G.B., The Quest for value, Harper Collins, 1991.

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Tableau 1. Les principales approches de l’évaluation financière

approches / principesPrincipales méthodes d’évaluation
patrimoniale/ l’entreprise vaut ce qu’elle possèdeActif net réévalué d’exploitation Méthode fiscale 
dynamique/ l’entreprise vaut ce qu’elle peut rapporter dans le futurCapitalisation de flux Actualisation de flux Rente du goodwill
de marché / l’entreprise vaut ce que des actifs comparables sont effectivement payés sur des marchés organisésCours boursiers Comparables et multiples
optionnelle/ l’entreprise vaut ce que peuvent rapporter et éviter de faire perdre ses projetsOptions réelles
multicritères/ L’entreprise vaut ce que l’investisseur est prêt à payer en fonction de sa stratégievaleur combinée Valeur globale Valeur durable

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En 2023, le Club Turgot a lu 195 ouvrages en langue française publiés dans l’année et a
rédigé 97 chroniques qui ont été publiées dans une dizaine de revues et sur 4 sites internet.
Il s’est efforcé de couvrir les principales problématiques soulevées en 2023 et de remarquer
des auteurs aux profils différents.

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