LA PORTEE ET LES LIMITES DE LA NOTATION EXTRA-FINANCIERE

Les indicateurs comptables et financiers des agences de notation du crédit utilisés depuis plus d’un siècle se sont récemment enrichis de multiples référentiels extra-financiers dits ESG (Environnement Social et de Gouvernance).  Les   agences mondiales de notation ou Big Three (Moodys, S&P, Fitch) ont développé leurs services et ont affiné leurs modèles d’analyse. Elles sont de plus en plus concurrencées par des agences de notation extra-financière (dites ESG ou ISR) et des plateformes d’analyse de données de plus en plus spécialisées. Tandis que les premières s’efforcent d’adapter leurs systèmes et leurs pratiques aux réglementations et aux normes du Développent Durable (DD) et de la Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE), les secondes s’emploient plutôt à concevoir de nouvelles plateformes de services d’analyse de données, d’évaluation, de notation, d’indexation, de vérification et d’accompagnement, destinés à orienter les décisions des investisseurs et les arbitrages des gestionnaires d’actifs.

Les derniers rapports de l’Autorité Européenne des Marchés Financiers (European Securities and Markets Authority ou ESMA) créée en 2011, révèlent toutefois que les agences de notation ESG sont confrontées à des problèmes similaires à ceux rencontrés par les Big three   depuis les années 1980. Ils constatent que la qualité des informations communiquées par les agences sur l’application des critères ESG par les émetteurs a augmenté depuis dix ans, mais que leurs modes de traitement des données sont encore hétérogènes, et surtout, que leurs données s’avèrent insuffisamment robustes, tracées et suivies. L’ESMA observe que les indicateurs ESG ont encore un moindre impact sur les marchés que les indicateurs purement financiers.

Quels que soient leur statut et leur mission, les agences de notation financière et extra-financière exerçant au sein de l’Union européenne, doivent adapter leurs procédures et leurs systèmes afin de se conformer à   la directive européenne sur le reporting de la durabilité des entreprises (Corporate Sustainability Reporting Directive ou CSRD), applicable progressivement à partir du 1er janvier 2024. Elles sont confrontées à un arbitrage entre deux approches de la matérialité du reporting par les entreprises : simple ou double, financière ou à impact. La première approche priorise la mesure et la prévention des risques financiers d’origine ESG encourus par l’entreprise investisseuse ; la seconde s’efforce de concilier la couverture des risques pesant sur l’entreprise et des risques menaçant la société civile ou la planète. Suivant la perspective financière, l’agence gère principalement le risque d’insolvabilité de l’émetteur, et suivant la perspective « impact », elle mesure les externalités à la fois économiques, sociales et environnementales supportées par toutes ses parties prenantes. L’agence de notation est ainsi confrontée à la difficulté d’évaluer les impacts écologiques et sociétaux des activités des entreprises, et à la « tragédie des horizons » évoquée en 2015 par Mark Carney : les acteurs de la chaîne financière raisonnent plutôt à court ou moyen terme, tandis que l’humanité engage une transition écologique à long ou très long terme. La convergence des pratiques de notation des agences devrait permettre de mieux définir leurs approches du reporting ESG. Emmanuel Faber, président de l’ISSB, dénonce   le « simplisme et les illusions » de la double matérialité et l’incapacité des entreprises à mesurer précisément les impacts de leurs activités sur les écosphères de la planète et de la société civile. 

La difficulté pour les agences de noter ou de classer les émetteurs est également observée par de nombreuses recherches et études, qui montrent les progrès accomplis depuis un quart de siècle, mais aussi les efforts encore à consentir pour objectiver la notation. Les principales sources d’information des agences résident dans les publications des Etats et des entreprises, et notamment en France, dans les déclarations de performances extra-financières (DPEF), les rapports climatiques, les rapports intégrés et les rapports de durabilité. Des analyses   scientifiques montrent que ces derniers présentent encore de multiples biais perceptuels et cognitifs. Les critiques les plus récurrentes portent sur le caractère orienté de certains rapports qui sont rédigés dans le seul but de défendre la réputation d’une entreprise ou la  légitimité d’un projet (O’Donovan, 2002), de répondre à une campagne de presse (Kent  et Zunker, 2013) ou d’influencer certaines parties prenantes par des messages relevant du nudging (Spence, 2007). D’autres recherches révèlent les intentions de certains émetteurs de masquer ou de minimiser les impacts sensibles de nature écologique (notamment des pollutions) ou social (notamment des conflits sociaux) et de ne communiquer que sur les impacts positifs de  leurs activités (green ou social washing) ou de se contenter de « rapports de façade » selon Cho et al (2015) et Diouf et Boiral (2017). Les entreprises les plus exposées à des critiques   sont généralement celles qui communiquent le plus sur leurs actions en faveur de la conformité écologique et sociale, et/ou qui recherchent des labels ISG et diligentent des audits et des certifications de leurs rapports (Patten, 2002 ; Mori et al, 2014).

Une enquête commanditée en 2019 par l’AFEP, le Medef, le Cliff (association de relations investisseurs) et le C3D, a contribué à noter  les agences de notation extra-financière opérant en France sur 27 critères portant sur la gouvernance, la méthodologie, la relation avec les émetteurs, la gestion des controverses et l’évaluation globale. La note moyenne obtenue est de seulement 2,8 /5.

 Ces observations permettent de dégager certaines tendances amorcées par les stratégies et les pratiques des agences de notation. Il est probable que les Big three continueront à diversifier leurs offres de services en prenant notamment le contrôle d’agences ESG expérimentées. Les agences indépendantes poursuivront le ciblage de leurs prestations de scoring, scaling, valuation, warning, coaching…, sur des plateformes de plus en plus interactives. La plupart des banques, compagnies d’assurance, groupes industriels et de services continueront à se doter de leurs propres instruments d’évaluation extra-financière : la banque UBS a ainsi construit un tableau de bord comportant 500 indicateurs ESG. Les fournisseurs de données (Reuters, Bloomberg) affineront leurs méthodes de recueil, de traçage et de traitement. Tous ces acteurs de la chaîne de notation développeront des partenariats avec des laboratoires universitaires, des ONG, des think tanks et des cabinets de conseil.

Ces acteurs devront aligner leurs pratiques sur les conventions, les directives et les règlements des institutions nationales et internationales (notamment les GBP et les CBI), sur les principales normes ESG, les taxonomies (notamment européenne) et les référentiels comptables et extra- comptables validés par des « coalitions » constituées entre associations (ESRS, ISSB…), grandes entreprises et cabinets d’audit (principalement les Big Four) .

Toutefois, les modèles de la chaîne de notation ne pourront complétement anticiper, mesurer et contrôler tous les risques financiers et extra-financiers encourus par les Etats et les entreprises, et surtout les impacts sur la planète et la société civile occasionnés par les activités productives. Il est également probable que cette relative   impuissance sera accentuée par le croisement des transitions énergétique, environnementale, sociale et numérique à l’horizon 2050.

La chaîne de la notation financière et extra-financière qui relie les émetteurs et les investisseurs, est ainsi appelée à se recomposer et à se consolider sous les effets des réglementations internationales et de la concurrence entre agences, avec des séparations de plus en plus affirmées entre les fonctions respectives des agences de notation globale et spécialisée, des fournisseurs d’indices boursiers (MSCI, FTSE, STOXX, euronext…), des plateformes d’analyse de données et des agences de presse. Cette chaîne devrait être de plus en plus encadrée par des institutions (Office of Credit Ratings, Securities and Exchange Commission, AEMF…), par des réglementations, des certifications et des référentiels comptables internationaux (IFRS, CSRD, EFRAG…), mais aussi orientée par des études universitaires et des alertes de la part d’ONG et de think tanks.  Les échanges entre tous ces acteurs directs et indirects de la notation devraient contribuer à une meilleure corrélation entre les scorings   des différentes agences. Les approches de la notation devraient être ainsi moins surchargées en indicateurs hétérogènes, mieux équilibrées entre les enjeux ESG pour les émissions d’instruments financiers standards et hybrides, et plus spécialisées et sectorisées pour les émissions de titres dédiés (titres « verts », éthiques, sociaux et durables). La traçabilité des données et la validité scientifique de leurs méthodes de traitement seront mieux analysées par les diverses parties prenantes de la chaîne, notamment avec l’aide d’applications d’IA numérique et générative. Les indicateurs quantitatifs devraient être croisés avec des appréciations qualitatives tirées d’analyses d’entretiens avec les émetteurs et d’articles de presse. La robustesse et la durabilité de l’alignement (ou de la connectivité) entre les stratégies, les pratiques et les performances des émetteurs devraient être ainsi mieux examinées.

Toutes ces conditions devront être réunies pour assurer la légitimité   des acteurs de la chaîne de notation et la crédibilité de leurs services. Mais il est enfin probable que ce processus d’intégration et de consolidation de la chaîne de la notation – et donc du processus de financement de la transition écologique – seront perturbés par d’inévitables faits sociaux, comme les crises financières, sociétales, systémiques et géopolitiques qui se sont succédées depuis 2008.

Pour aller plus loin

Cho C.H. et al , Organized hypocrisy, organizational façades and sustainability reporting, Accounting, Organizations And Society ,2015/vol 40, p.78-94.

Descreux M., Notation financière : enjeux et retour d’expérience, Communication EDF, Séminaire AEFR, 29/11/2023.

Diouf D. et Boiral O., The quality of sustainability reports and impressions management – a stakeholder perspective, Journal Of Accouting, Auditing And Acoountability, 2017/vol 30 (3), p.643-667

Financial Stability Board, Principles for Reducing Reliance on CRA Ratings, 27 octobre 2010.

O’Donovan G., Environmental discosures in the annual report. Extending the applicability and predictive power of letimacy theory, Accounting, Auditing and Accountability journal, 2002/vol 15(3), p.344-371.

Patten D.M., The relation between environmental performance end environmental disclosure : a research note, Accounting, organizations and society, 2022/vol 27 , p.763-773.

Spence C., Social and environmental  reporting and hegemonic discourse, Accounting, , Auditing And Accountability Journal , vol 20(6), 2007, p 855-882.

Extrait de la communication de J-J. Pluchart sur la légitimité, fondement de la notation financière et extra-financière au congrès de l’ADERSE, Bordeaux, 4 avril 2024.

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