Hommage à Turgot

TURGOT, ECONOMISTE ET PHILOSOPHE

Le Prix Turgot, créé en 1987 par l’Association des anciens de l’Institut de Haute Finance (IHFI), est délivré chaque année dans les locaux du Ministère de l’Économie et des Finances, aux meilleurs livres francophones d’économie et de finance. L’intitulé du Prix se réfère à Anne- Jacques- Robert Turgot, contrôleur général des finances de Louis XVI, qui est considéré comme un des théoriciens du libéralisme économique. Il était donc logique que les anciens élèves de l’IHFI dédient à l’inspirateur du Prix, une chronique (en 4 parties) consacrée à la formation, au « système », à l’héritage de Turgot et au Prix éponyme. Cet   hommage   – qui doit beaucoup aux biographies de Turgot rédigées par Condorcet (1787), Say (1887) et Gignoux (1945) – s’efforce de montrer que la pensée de Turgot n’a jamais été aussi vivante et utile.

1/ LA FORMATION

Anne- Jacques- Robert Turgot (1727-1781), troisième fils de Michel-  Étienne Turgot, président des Marchands de Paris, accomplit de brillantes études au lycée Louis le Grand puis au séminaire Saint-Sulpice et à la Sorbonne, en qualité d’abbé de Laulne. Il y écrivit une lettre remarquée sur le « papier qui supplée la monnaie » où il critiqua le système de Laws, et  il y soutint sa licence de théologie, sous forme de deux thèses, dont l’une est consacrée au « Tableau des progrès de l’esprit humain ».  

En 1751, l’ex-abbé devint substitut du procureur général du Parlement de Paris, puis maître des requêtes.  Il fréquenta alors les salons littéraires, dont celui de Julie de Lespinasse où il côtoya les plus grands philosophes de son temps, parmi lesquels d’Alembert et les encyclopédistes. Dans ses deux discours sur l’Histoire universelle rédigés en 1751, Turgot, ouvert au progrès technique, remarqua que « les arts mécaniques n’ont jamais souffert la même éclipse que les lettres et les sciences spéculatives.  Un art une fois inventé devient un objet de commerce qui se soutient par lui-même ».  Il rédigea en 1755 plusieurs articles de l’Encyclopédie sur l’Etymologie, l’Existence, l’Expansibilité, les Fondations, et les Foires et Marchés , qui furent remarqués notamment par Voltaire.

Mais Turgot entra surtout dans la « secte des économistes », avec Quesnay et de Gournay. Le premier était le fondateur de l’école des Physiocrates, opposée au Mercantilisme défendu par Colbert. La « secte » soutenait que  « l’agriculture était la  seule productrice de richesse, et devait être régie par un ordre naturel » sans intervention de l’État. Dans son opuscule sur le Droit naturel, Quesnay affirma que « le travail est tout » et que « la monnaie, instrument d’échange, ne produit pas elle même ». Mais Turgot fut surtout influencé par le second, Vincent de Gournay, intendant du commerce et auteur du fameux axiome « laisser faire, laisser passer », dont Dupont de Nemours rédigea l’éloge. C’est en parcourant les provinces avec de Gournay que Turgot  constata  les abus de la fiscalité et de la bureaucratie, et qu’il mit au point sa fameuse « méthode ». Il rédigea en 1759 un éloge de son maître, où il relativisa  la portée de « l’ordre naturel de l’agriculture » et où il observa l’importance croissante prise par l’industrie et le commerce. Il résuma la pensée de Gournay par trois propositions : « rendre à toutes les branches du commerce cette liberté précieuse que les préjugés, la facilité du gouvernement à se prêter à des intérêts particuliers et le désir d’une perfection mal entendue, lui ont fait perdre ; faciliter le travail à tous les membres de l’État afin d’exécuter la plus grande concurrence dans la vente… ; donner à l’acheteur le plus grand nombre de concurrents possible en ouvrant aux vendeurs tous les débouchés de sa denrée… »   

Les textes de jeunesse de Turgot laissent apparaître le futur « Turgot administrateur, Turgot économiste, Turgot philosophe, mais aussi Turgot poète ».  Au cours des années 1750, il conçut   une théorie de la formation et de l’évolution des discours qui participe d’une réflexion partagée avec Maupertuis, Dumarsais, Condillac et surtout, Rousseau. Il philosopha également dans son projet d’article sur « Valeurs et monnaies », sur l’impossibilité d’exprimer la valeur en elle-même : « tout ce que peut énoncer le langage humain, c’est que la valeur d’une chose égale la valeur d’une autre ; il n’y a point d’unité fondamentale donnée par la nature ; il n’y a qu’une unité arbitraire et de convention ». Dans son Éloge de Gournay, il prétend que « la valeur vénale de chaque denrée, tous frais déduits, est la seule règle pour juger de l’avantage que retire l’État d’une certaine espèce de productions » et que, « par conséquent, toute manufacture dont la valeur vénale ne dédommage pas avec avantage des frais qu’elle exige n’est d’aucun avantage, et les sommes employées à la soutenir malgré le cours naturel du commerce, sont un impôt mis sur la nation en pure perte ».

Sous le pseudonyme de l’abbé de l’Aage, Turgot a soumis à Voltaire en février 1770, sa traduction de la huitième Églogue et du quatrième livre de l’Énéide de Virgile. Il lui a également proposé une réforme ambitieuse de la poésie française, basée sur « du nombre, de la cadence » et « un nouveau système d’harmonie » …  Dans son article de l’Encyclopédie sur l’étymologie, Turgot soutint par ailleurs que cette dernière « doit  être conçue comme la science qui donne accès à la vérité (ετυμος) du discours (λογος) ; il divise la discipline en deux versants, celui de l’invention, chargé de multiplier aussi librement que possible des conjectures sur l’origine des mots, et celui de la critique, chargé de filtrer ces conjectures afin de ne retenir que la plus appropriée ». Selon Turgot, l’invention doit être un espace de « liberté illimitée ».

Mais le principal apprentissage de Turgot émana surtout de son expérience d’intendant de la Généralité de Limoges (1761-1772), qui lui permit de découvrir l’état désastreux de la France et de tester la validité du « système » qui le rendit célèbre et lui permit d’accéder en 1774 à la fonction de contrôleur général des finances du Royaume. 

2/ LE « SYSTEME »

Le « système » de Turgot pour restaurer l’économie de la France », selon l’expression de Condorcet, a été résumé par les trois célèbres recommandations prodiguées au Roi Louis XVI dans sa fameuse lettre d’août 1774 : « Point de banqueroute. Point d’augmentation d’impôts. Point d’emprunt. Point de banqueroute ni avouée, ni masquée par des réductions forcées ». Mais la « méthode » prônée par Turgot reposait surtout sur l’établissement des « libertés du travail »  (en fait, la liberté d’entreprendre) et du « commerce » (en pratique, la libre concurrence et la liberté des prix). Turgot est notamment l’inspirateur de la loi Le Chapelier, qui a abrogé en France les corporations. Sur la question alors vivement débattue de la colonisation,   Turgot fit preuve d’une grande lucidité. Dans un Mémoire d’avril 1776, il estima inévitable l’indépendance des États – Unis : « Rien ne pourra arrêter le cours des choses, qui amènera certainement tôt ou tard l’indépendance absolue des colonies anglaises et, par une conséquence inévitable, une révolution totale dans les rapports de l’Europe avec l’Amérique » . Sur la question de l’esclavage, raisonnant en économiste, Turgot augura que l’esclavage disparaîtra parce que les esclaves sont surexploités par leurs maîtres, ce qui diminue leur espérance de vie au travail et augmente le coût de leur utilisation ; le système de l’esclavage se révélant non rentable, il   préconisa d’installer des hommes libres dans les colonies, en leur concédant des terres.  

Pour le bon sens de son « système », sa nomination fut bien accueillie : Voltaire l’appela « l’ange tutélaire » et « regretta d’être prêt à mourir maintenant qu’il voit au pouvoir la vertu et la raison ». On proclama dans Paris que Louis XVI, « le nouveau béarnais, avait trouvé un nouveau Sully ».

Mais Turgot affronta rapidement l’hostilité de la Reine, les prétentions des princes, les intrigues de la Cour et les critiques des autres ministres. Il dut surmonter la disette consécutive au redoutable hiver de 1776 qui entraîna la « guerre des farines ». La hausse du prix du pain fut provoquée par les mauvaises récoltes, mais aussi par les stockages de farines opérés par les spéculateurs après la libération des prix des   céréales décrétée par le contrôleur général des finances. Il se heurta également aux réactions des trois corps de l’État – les nobles, le clergé et le tiers état – lorsqu’il voulut instaurer ses Six édits visant « les suppressions des corvées, de la police des grains à Paris, des offices sur les quais, les halles et les quais à Paris, des jurandes et des maîtrises, de la caisse de Poissy et des droits sur les suifs ». Turgot fut alors accusé de précipiter les réformes et de vouloir fragiliser l’autorité royale. Il perdit la confiance du Roi et fut invité à quitter son ministère qui ne dura que vingt mois. Dans sa dernière lettre au Roi, il osa lui écrire : « N’oubliez jamais, Sire, que c’est la faiblesse qui a mis la tête de Jacques 1er sur le billot ». Voltaire lui écrivit alors : « Vous avez gouverné vingt mois, qui seront une époque éternelle ». Necker, le banquier suisse qui lui succéda, mena une politique d’expédients opposée à la politique de réformes prônée par Turgot.

Jusqu’à sa mort à 54 ans en 1781, Turgot continua de publier des mémoires sur divers sujets et à correspondre avec les plus grands philosophes de son temps. Selon Condorcet, la dernière lecture de Turgot aurait porté sur le Compte rendu (dit « conte bleu ») de Necker, diffusé à plus des cent mille exemplaires, qui détaillait « les pensions et les réjouissances versaillaises ».

3/ L’HERITAGE

La  plupart des économistes des XVIII e et  XIXe siècles ont reconnu que Turgot est, avec Adam Smith, un des fondateurs du libéralisme économique. « Turgot est un de ces penseurs dont les œuvres sont aussi durables que le genre humain », lit-on dans le Dictionnaire de l’économie politique publié en 1850 par Coquelin et Guillaumin, tandis que Leon Say déclarait en 1890 : « Turgot a préparé la conquête de l’univers par la civilisation occidentale ». Mais ses successeurs s’inspirèrent trop peu et trop tard des préceptes de Turgot pour éviter les dérives de la Révolution de 1789. Renan écrivit dans sa Réforme intellectuelle et morale : « Si Turgot  eût assez vécu pour voir la  Révolution, il aurait eu presque seul le droit de rester calme, car il avait bien indiqué ce qu’il fallait faire pour la prévenir ».

Selon Léon Say, Turgot fut « comme le directeur invisible de la conscience économique des Constituants de 1791 ».  Ses principales idées en matière fiscale furent reprises dans le cadre de  l’Assemblée constituante par son disciple Dupont de Nemours,  partisan de « l’impôt réel ne portant que sur les richesses visibles et recouvré avec des garanties contre l’arbitraire ». Les doctrines sur le travail   conçues par Turgot – et présentées notamment dans son édit de 1776 – ont directement inspiré la loi le Chapelier qui a aboli les corporations, et la loi du 17 mars 1791: « à compter du 1er avril prochain, il sera libre à tout citoyen d’exercer telle profession ou tout métier qu’il trouvera bon, après s’être pourvu d’une patente et en se conformant aux règlements qui pourraient être faits ».

Turgot a par ailleurs   inspiré Malthus et Ricardo en affirmant « qu’on ne peut jamais supposer que des avances doubles donnent un produit double », introduisant ainsi la loi des rendements décroissants. Turgot les influença également en observant qu’il y a « entre les richesses produites, le revenu et les salaires, une proportion naturelle qui s’établit d’elle-même et qui fait que ni l’entrepreneur, ni le propriétaire n’ont intérêt que les salaires baissent au dessous de ces proportions » … « l’homme mal payé travaille moins bien, l’homme salarié s’il gagne moins, consomme moins », préfigurant ainsi la loi des débouchés naturels de Jean-Baptiste Say (il est vrai dénoncée par Keynes).

Mais l’héritage le plus célèbre et le plus controversé reste celui concernant Adam Smith, contemporain de Turgot et auteur de la Richesse des Nations, publié en 1776 , soit  7 années après la parution des Réflexions sur la formation et la distribution des richesses de  Turgot. Jean-Baptiste Say   soutint que « Turgot fut le maître de Smith » et Rogers assura que « Smith subit l’ascendant de Quesnay, de Turgot et de Mirabeau ». Smith et Turgot échangèrent des lettres qui n’ont pas été retrouvées et Turgot manifesta son intérêt pour les œuvres de Smith , paradoxalement, plus pour sa Théorie des sentiments moraux que pour la Richesse des nations. Il semble que sa pensée diffère de celle de Smith, essentiellement parce que ce dernier a adapté la doctrine physiocratique française aux besoins de la pré- révolution industrielle et à la philosophie utilitariste anglaise. Smith s’est ainsi avéré plus proche de l’homo economicus que Turgot. 

Le club Turgot qui assure la présélection du Prix éponyme, s’est attaché à mettre en lumière dans les ouvrages économiques   parus depuis 37 ans, les idées novatrices avancées par Turgot il y a 250 ans.

Hommage rédigé par J-J.Pluchart

4 / TURGOT INSPIRATEUR DU PRIX EPONYME

Le Prix Turgot rend hommage chaque année aux dix meilleurs livres rédigés par des économistes et des financiers francophones : le grand Prix, le Prix du Jury, trois mentions d’honneur, le Prix du Jeune auteur, le Prix des ouvrages collectifs, le Prix du meilleur manuel d’enseignement, le Prix de la francophonie et le Prix Turgot- DFCG. Ces prix récompensent   les auteurs qui ont le plus contribué à la promotion de la culture économique dans l’écosphère francophone. Ces Prix sont présélectionnés par le Club Turgot, qui réunit 20 alumnis de l’Institut de Haute Finance, puis sélectionnés par un grand Jury composé de 15 personnalités, présidé par Jean-Claude Trichet, ex-président de la Banque de France et de la Banque Centrale Européenne.

Dans sa préface du livre « La pensée économique française. Les nouveaux enjeux » publié en 2023 par les éditions Vuibert, Jean-Claude Trichet révèle comment le club Turgot et le Grand jury sélectionnent les livres primés :

 

« Pour autant, cette revue raisonnée des ouvrages d’économie publiés depuis 2016 ne réunit pas que les réflexions d’économistes, d’acteurs expérimentés et d’observateurs avisés sur les réactions des gouvernants et des gestionnaires de l’État et des entreprises face aux crises contemporaines. Elle contribue  également à faire revivre la pensée d’Anne Robert Jacques Turgot et à en montrer le caractère toujours actuel. Comme Turgot, les auteurs cités dans cet ouvrage se livrent à des diagnostics approfondis et proposent des pro- grammes souvent ambitieux visant à réformer ou à refonder les grands systèmes économiques. Comme Turgot, les auteurs cités dans ce livre s’efforcent de lever certaines contradictions, notamment sur le rôle de l’État et sur les limites des dépenses publiques. Turgot n’écrivait-il pas qu’en cas de crise, il fallait parfois  oublier la doctrine » et « apporter secours aux plus démunis et accélérer les travaux publics […] » ? Comme les principaux mémoires de Turgot, cette recension compare les réflexions échangées dans les différents domaines de la pensée économique.

 

Condorcet n’estimait-il pas que « toutes les opinions de Turgot forment un système également vaste et enchaîné dans toutes ses parties » ? Les auteurs de cet ouvrage se sont attachés à alterner des chroniques sur des traités théoriques et des livres pratiques. John Stuart Mill ne soutenait-il pas que « Turgot est l’exemple le plus remarquable d’un homme qui joint l’esprit philosophique et la poursuite d’une vie active » ? Les ouvrages chroniqués montrent comment s’opère actuellement la migration du principe d’utilité à la base de l’économie  néoclassique vers le bien commun et la protection de la nature. Condorcet rappelle avec force que, selon Turgot, « tout doit tendre non à la plus juste utilité de la société, principe vague et source profonde de mauvaises lois, mais au maintien de la jouissance des droits naturels ». C’est sa profonde originalité par rapport à John Stuart Mill, qui était son contemporain, et à l’utilitarisme anglais. Encore faut-il que l’économie permette cette jouissance des droits naturels. Dans la période présente qui est si exigeante pour les finances publiques et dans laquelle notre pays doit prendre des décisions difficiles, je ne peux manquer de citer une fois encore Turgot : « On demande sur quoi retrancher, et chaque ordonnateur dans sa partie soutiendra que presque toutes les dépenses particulières sont indispensables. Ils peuvent dire de fort bonnes raisons ; mais comme il n’y en a point pour faire ce qui est impossible, il faut que toutes ces raisons cèdent à la nécessité absolue de l’économie. »

 

Extrait de la preface de J-C Trichet

In Jl. Chambon et J-J.Pluchart, La pensée économique française. Les nouveaux enjeux », Eds Vuibert, 2023, 223 pages.

 

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