Anne- Jacques- Robert Turgot (1727-1781), troisième fils de Michel- Étienne Turgot, président des Marchands de Paris, accomplit de brillantes études au lycée Louis le Grand puis au séminaire Saint-Sulpice et à la Sorbonne, en qualité d’abbé de Laulne. Il y écrivit une lettre remarquée sur le « papier qui supplée la monnaie » où il critiqua le système de Laws, et il y soutint sa licence de théologie, sous forme de deux thèses, dont l’une est consacrée au « Tableau des progrès de l’esprit humain ».
En 1751, l’ex-abbé devint substitut du procureur général du Parlement de Paris, puis maître des requêtes. Il fréquenta alors les salons littéraires, dont celui de Julie de Lespinasse où il côtoya les plus grands philosophes de son temps, parmi lesquels d’Alembert et les encyclopédistes. Dans ses deux discours sur l’Histoire universelle rédigés en 1751, Turgot, ouvert au progrès technique, remarqua que « les arts mécaniques n’ont jamais souffert la même éclipse que les lettres et les sciences spéculatives. Un art une fois inventé devient un objet de commerce qui se soutient par lui-même ». Il rédigea en 1755 plusieurs articles de l’Encyclopédie sur l’Etymologie, l’Existence, l’Expansibilité, les Fondations, et les Foires et Marchés , qui furent remarqués notamment par Voltaire.
Mais Turgot entra surtout dans la « secte des économistes », avec Quesnay et de Gournay. Le premier était le fondateur de l’école des Physiocrates, opposée au Mercantilisme défendu par Colbert. La « secte » soutenait que « l’agriculture était la seule productrice de richesse, et devait être régie par un ordre naturel » sans intervention de l’État. Dans son opuscule sur le Droit naturel, Quesnay affirma que « le travail est tout » et que « la monnaie, instrument d’échange, ne produit pas elle même ». Mais Turgot fut surtout influencé par le second, Vincent de Gournay, intendant du commerce et auteur du fameux axiome « laisser faire, laisser passer », dont Dupont de Nemours rédigea l’éloge. C’est en parcourant les provinces avec de Gournay que Turgot constata les abus de la fiscalité et de la bureaucratie, et qu’il mit au point sa fameuse « méthode ». Il rédigea en 1759 un éloge de son maître, où il relativisa la portée de « l’ordre naturel de l’agriculture » et où il observa l’importance croissante prise par l’industrie et le commerce. Il résuma la pensée de Gournay par trois propositions : « rendre à toutes les branches du commerce cette liberté précieuse que les préjugés, la facilité du gouvernement à se prêter à des intérêts particuliers et le désir d’une perfection mal entendue, lui ont fait perdre ; faciliter le travail à tous les membres de l’État afin d’exécuter la plus grande concurrence dans la vente… ; donner à l’acheteur le plus grand nombre de concurrents possible en ouvrant aux vendeurs tous les débouchés de sa denrée… »
Les textes de jeunesse de Turgot laissent apparaître le futur « Turgot administrateur, Turgot économiste, Turgot philosophe, mais aussi Turgot poète ». Au cours des années 1750, il conçut une théorie de la formation et de l’évolution des discours qui participe d’une réflexion partagée avec Maupertuis, Dumarsais, Condillac et surtout, Rousseau. Il philosopha également dans son projet d’article sur « Valeurs et monnaies », sur l’impossibilité d’exprimer la valeur en elle-même : « tout ce que peut énoncer le langage humain, c’est que la valeur d’une chose égale la valeur d’une autre ; il n’y a point d’unité fondamentale donnée par la nature ; il n’y a qu’une unité arbitraire et de convention ». Dans son Éloge de Gournay, il prétend que « la valeur vénale de chaque denrée, tous frais déduits, est la seule règle pour juger de l’avantage que retire l’État d’une certaine espèce de productions » et que, « par conséquent, toute manufacture dont la valeur vénale ne dédommage pas avec avantage des frais qu’elle exige n’est d’aucun avantage, et les sommes employées à la soutenir malgré le cours naturel du commerce, sont un impôt mis sur la nation en pure perte ».
Sous le pseudonyme de l’abbé de l’Aage, Turgot a soumis à Voltaire en février 1770, sa traduction de la huitième Églogue et du quatrième livre de l’Énéide de Virgile. Il lui a également proposé une réforme ambitieuse de la poésie française, basée sur « du nombre, de la cadence » et « un nouveau système d’harmonie » … Dans son article de l’Encyclopédie sur l’étymologie, Turgot soutint par ailleurs que cette dernière « doit être conçue comme la science qui donne accès à la vérité (ετυμος) du discours (λογος) ; il divise la discipline en deux versants, celui de l’invention, chargé de multiplier aussi librement que possible des conjectures sur l’origine des mots, et celui de la critique, chargé de filtrer ces conjectures afin de ne retenir que la plus appropriée ». Selon Turgot, l’invention doit être un espace de « liberté illimitée ».
Mais le principal apprentissage de Turgot émana surtout de son expérience d’intendant de la Généralité de Limoges (1761-1772), qui lui permit de découvrir l’état désastreux de la France et de tester la validité du « système » qui le rendit célèbre et lui permit d’accéder en 1774 à la fonction de contrôleur général des finances du Royaume.