Dans un essai incisif et au titre volontairement provocateur, Serge Eric Menye interroge la destinée du continent africain : L’Afrique sera-t-elle la catastrophe du XXIe siècle ? L’ouvrage, court par son volume mais dense par son propos, cherche à briser un récit qui a dominé les discours médiatique et institutionnel depuis plus d’une quinzaine d’années. On se souvient, en effet, de l’enthousiasme suscité au début des années 2010 par une étude du cabinet de conseil McKinsey, par les prévisions de la Banque africaine de développement et par une presse économique souvent farouchement optimiste : ce continent était alors présenté comme le « prochain Eldorado », le futur relais asiatique de croissance mondiale.
Or, Menye entend démontrer que cette perspective est illusoire. Son diagnostic est sans appel : loin d’être l’avenir radieux annoncé, l’Afrique s’est enlisée dans un cercle vicieux de pauvreté, de mauvaise gouvernance et de conflits. Loin de profiter des décennies de croissance mondiale et du recul massif de la pauvreté observé ailleurs, le continent africain a connu une aggravation de ses difficultés. L’auteur, cependant, ne se limite pas à dresser ce constat sombre. En adoptant une structure en trois parties, identification des causes de la pauvreté endémique, désignation des responsabilités, mise en lumière des atouts et des perspectives, il propose une lecture dialectique : après l’exposé des tares et des échecs, viennent les ressources immenses et les exemples positifs qui permettent de croire qu’un autre chemin demeure possible.
I. Les origines de la pauvreté endémique
Le premier temps de l’ouvrage décrit minutieusement les obstacles qui expliquent l’enracinement de la pauvreté. L’Afrique, explique Menye, a manqué tous les « trains » de la croissance mondiale des cinquante dernières années : la mondialisation des échanges, la révolution numérique, la digitalisation des économies. Alors que l’Asie a su tirer parti de ces dynamiques pour devenir un pôle majeur, l’Afrique est restée à l’écart. Ses économies demeurent largement archaïques, centrées sur l’exportation de matières premières brutes, incapables de générer de la valeur ajoutée et de créer des emplois massifs. Le cas du Nigeria est révélateur : premier producteur de pétrole du continent, il importe pourtant 90 % de ses besoins en essence, faute d’infrastructures de raffinage.
Cette structure économique explique la faiblesse persistante de la croissance, trop modeste pour absorber la poussée démographique. La population africaine, évaluée à 1,5 milliard aujourd’hui, devrait atteindre 4,5 milliards en 2100. Ce choc démographique dilue tous les efforts : chaque investissement dans l’éducation, chaque progrès en matière de santé, se trouve neutralisé par l’augmentation constante du nombre de bénéficiaires potentiels.
Les chiffres avancés par l’auteur sont saisissants. En 1960, 10 % des pauvres de la planète vivaient en Afrique. En 2000, la proportion atteignait 60 %. Et selon les projections, d’ici 2030, 90 % des personnes vivant dans l’extrême pauvreté seront africaines. Ce renversement historique illustre l’échec du continent à bénéficier de la dynamique mondiale qui a, dans l’ensemble, réduit massivement la pauvreté ailleurs.
À cela s’ajoute un analphabétisme dramatique, qui touche encore plus de la moitié de la population. Sans éducation, aucune modernisation économique n’est envisageable. Le manque d’infrastructures, routes, réseaux électriques, hôpitaux, écoles, freine toute industrialisation.
La dette écrasante constitue un autre boulet. Les sommes consacrées au remboursement privent les états des moyens nécessaires pour financer l’éducation, la santé ou les infrastructures critiques. L’endettement chronique enferme ainsi nombre de pays africains dans un cercle vicieux : faute d’investissements, la croissance demeure faible, et faute de croissance, la dette ne peut être résorbée.
À ces handicaps structurels s’adjoint le fléau des conflits armés. Pour des territoires, des ressources ou des rivalités identitaires, des guerres éclatent avec une régularité déconcertante. Ces affrontements laissent des économies exsangues, détruisent des rares infrastructures, provoquent des déplacements massifs de population et aggravent les crises alimentaires. L’auteur cite un chiffre effrayant : depuis 1990, ces conflits ont coûté environ 300 milliards de dollars au continent. Or, nul ne peut bâtir d’activité économique sans l’indispensable confiance que procurent la sécurité et la paix civile.
La corruption endémique complète ce tableau. Elle touche toutes les sphères de la société et coûterait chaque année environ 25 % de la richesse produite. Dans de tels contextes, les investissements étrangers se raréfient, l’esprit d’entreprise s’étiole et l’économie informelle prolifère. Ce secteur informel, majoritaire, constitue une véritable trappe à pauvreté : salaires faibles, absence de protection sociale, fiscalité inexistante, activités illégales ou dangereuses pour la santé. C’est sur ce terreau que prospèrent mafias, trafics d’armes et de drogues, médicaments contrefaits (responsables de près d’un demi-million de morts chaque année selon l’ONU) et financement du terrorisme.
Le constat politique n’est guère plus rassurant. Dans nombre de pays, les régimes sont autoritaires, les institutions faibles, les élites prédatrices. Le pouvoir, souvent accaparé par des dynasties, ne repose pas sur le mérite ni la compétence. La corruption, le clientélisme, les détournements massifs d’argent public creusent le fossé entre dirigeants et populations.
Quelques exceptions existent toutefois : le Botswana, le Ghana, le Sénégal, la Namibie, le Somaliland ou le Rwanda parviennent, chacun à leur manière, à instaurer une gouvernance plus stable et plus démocratique. Mais ces exemples restent minoritaires et leurs effets, bien que réels, demeurent encore limités à l’échelle du continent.
II. Les responsabilités du désastre africain
Dans la deuxième partie, Serge Eric Menye énumère les responsables de cette situation. Il dépasse les explications simplistes qui imputent l’ensemble des difficultés de l’Afrique à la colonisation ou l’esclavage. Certes, ces phénomènes ont marqué profondément le continent, mais ils ne suffisent pas à expliquer l’incapacité actuelle à se développer. La véritable différence, insiste-t-il, réside dans la gouvernance.
Le fossé générationnel est immense entre une population jeune, la plus jeune du monde avec un âge médian inférieur à vingt ans, et des dirigeants âgés, souvent au pouvoir depuis des décennies. Ces derniers conçoivent le pouvoir comme un « jackpot », une occasion d’enrichissement personnel sans limite. Les détournements et les fortunes personnelles des dirigeants, investies dans des biens de luxe à l’étranger, illustrent cette dérive. Entre 2000 et 2015, pas moins de 836 milliards de dollars ont quitté illicitement l’Afrique, davantage que le stock total de la dette extérieure en 2018 (770 milliards).
Mais les élites africaines ne portent pas seules la responsabilité. Les puissances extérieures, notamment la France, les États-Unis, la Russie, la Turquie et la Chine, ainsi que les institutions internationales, jouent un rôle jugé « toxique ». Leurs interventions ne sont pas neutres. Elles alimentent parfois des conflits, soutiennent parfois des régimes corrompus, exploitent des ressources. De surcroît, l’aide internationale, souvent vantée, se révèle souvent un instrument de dépendance plus qu’un levier d’émancipation. Les missions de l’ONU elles-mêmes, censées assurer la paix, sont régulièrement critiquées pour leur inefficacité voire leur partialité.
III. Les ressources et les atouts de l’Afrique
C’est dans la troisième partie que l’auteur déploie un inventaire des ressources africaines. Le contraste est saisissant entre cette abondance et la pauvreté constatée.
Le continent s’étend sur près de 30 millions de kilomètres carrés, soit un cinquième des terres émergées et concentre 60 % des terres arables non exploitées du monde, offrant un potentiel agricole colossal. Ses nombreuses forêts abritent des essences d’arbres précieuses, une flore de plus de 60 000 espèces dont près de 4 000 plantes médicinales. Sa faune, riche et variée, va des zones tropicales aux déserts, et représente une ressource écologique et touristique de premier ordre.
L’Afrique recèle aussi un potentiel énergétique unique. Ses fleuves et cours d’eau permettent de développer une hydroélectricité abondante. Son ensoleillement, le plus élevé au monde, représente 40 % du potentiel solaire mondial. Quant à ses ressources halieutiques, elles pourraient générer plus de 24 milliards de dollars de revenus annuels si elles étaient correctement exploitées, au lieu de profiter largement à des flottes étrangères.
Sous terre, le sous-sol africain constitue une véritable « banque de matières premières » : 60 % du manganèse mondial, 70 % du cobalt, 85 % du platine, 40 % de l’or, ainsi que des réserves considérables de cuivre, de nickel, d’uranium ou encore de coltan. Ces minerais sont indispensables aux industries de pointe, à la transition énergétique et à la révolution numérique.
Les ressources humaines sont tout aussi impressionnantes. Avec 1,5 milliard d’habitants aujourd’hui et une croissance rapide, l’Afrique représentera un quart de la population mondiale d’ici 2050. Sa population est jeune, diverse, riche de plus de 2 000 langues et d’une variété culturelle sans équivalent.
Le continent est aussi le berceau de l’humanité et un foyer majeur de créativité artistique. Ses musiques, ses danses, ses arts visuels ont influencé la culture mondiale. La culture traditionnelle africaine valorise en outre le respect intergénérationnel et la transmission des savoirs, conférant une profondeur sociale et anthropologique qui contraste avec la désintégration des liens dans d’autres régions du monde.
Enfin, l’Afrique occupe une position géographique stratégique, au croisement des grandes routes maritimes reliant l’Europe, l’Asie et les Amériques. Plus de 90 % des échanges mondiaux transitent par voie maritime, et le continent, par ses côtes et ses ports, pourrait devenir un pivot du commerce international.
IV. Quelles perspectives ?
La question devient alors celle de la mobilisation de ces atouts. L’auteur insiste sur plusieurs leviers : moderniser l’agriculture et l’élevage ; transformer localement les ressources minières pour créer de la valeur ajoutée ; investir massivement dans l’éducation et la santé ; développer des infrastructures modernes ; lutter résolument contre les faux médicaments, les trafics et la corruption ; encourager l’entrepreneuriat, l’innovation et la recherche ; valoriser le tourisme et même le sport comme vecteur de développement.
Des exemples prouvent que ce chemin est possible. Le Rwanda, malgré son absence de ressources naturelles abondantes, a misé sur la stabilité politique et l’innovation. Le Botswana a su tirer parti de ses ressources grâce à une gouvernance rigoureuse. Le Ghana et la Namibie avancent dans le renforcement démocratique et énergétique. Le Bénin expérimente une agroécologie durable et une industrie naissante. L’Éthiopie a fait de sa compagnie aérienne un acteur majeur du ciel africain. Enfin, la création de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) et du système panafricain de paiement (PAPSS) ouvre la voie à un marché intégré et à une plus grande autonomie financière.
Conclusion
La lecture de cet essai laisse le lecteur partagé entre l’effroi et l’espérance. Effroi, face au constat d’un continent miné par la pauvreté, les conflits, la corruption et le déficit démocratique. Espérance, car jamais un continent n’a disposé d’autant d’atouts et de ressources, qu’elles soient naturelles, humaines ou culturelles.
Dans sa conclusion, Menye nuance le débat entre afro-pessimisme et afro-optimisme. Il rappelle que ce dernier a nourri un véritable souffle d’espérance, en valorisant la créativité culturelle, les innovations technologiques et les initiatives entrepreneuriales du continent. Mais il insiste sur le fait que ces avancées demeurent fragiles, car elles se heurtent à des défis structurels persistants : instabilité politique, analphabétisme, dette, inégalités sociales, dépendance aux matières premières. Les promesses de la ZLECAf ou du Mobile Money ne suffisent pas, si elles ne s’accompagnent pas de réformes profondes et durables.
L’auteur plaide alors pour un afro-optimisme lucide, qui repose sur des progrès tangibles et vérifiables. Trois leviers sont mis en avant :
- la construction d’institutions transparentes et justes, capables de lutter efficacement contre la corruption ;
- l’autonomisation d’une jeunesse qui constitue la majorité de la population africaine et dont le potentiel de transformation est immense ;
- l’intégration régionale, seule capable de donner au continent un poids économique suffisant dans la mondialisation.
À cela s’ajoute la nécessité de partenariats internationaux équitables, fondés sur la réciprocité et la fin de la dépendance.
Ainsi, l’Afrique se trouve véritablement à la croisée des chemins. Si les blocages structurels perdurent, elle risque de confirmer le sombre scénario esquissé par le titre du livre. Mais si des réformes courageuses sont mises en œuvre, si la jeunesse est soutenue et si les ressources sont valorisées de manière équitable et durable, alors l’afro-optimisme pourra cesser d’être une simple rhétorique pour devenir un horizon crédible.
Serge Eric Menye, né au Cameroun, a suivi des études de commerce et d’économie en France. Il est conférencier et consultant spécialisé dans les missions de conseil en Afrique, sur les opportunités et les risques pays. Il est l’auteur de plusieurs articles parus dans Les Echos, Jeune Afrique, Forbes ou La Tribune ainsi que de l’essai L’Afrique face au cynisme climatique (2023).
Yoann Lopez Nguyen