Les zones grises de la communication financière et extra-financière (1)

Jean-Jacques Pluchart

L’atelier de recherche organisé le 27 juin 2025 par l’Institut Psychanalyse et Management (IPM), association académique membre de la FNEGE, a donné lieu à plusieurs communications sur le thème des « zones grises du management des organisations ». Le professeur J-J.Pluchart (directeur scientifique de l’IPM) a présenté une recherche portant sur les zones grises de la communication financière et extra-financière, dont les résultats sont de nature à intéresser les lecteurs de clubturgot.com.

La comptabilité financière a donné lieu depuis ses origines à diverses fraudes contraires aux réglementations et aux normes en vigueur, auxquelles se sont récemment adjointes des pratiques dites « créatives » apparemment alignées sur un référentiel comptable ,  mais en fait non conformes à l’éthique de l’entreprise. Ces comportements s’inscrivent dans les « zones grises » du management, situées à la frontière entre les domaines réglementaire et non réglementaire. Ces pratiques se sont diversifiées avec l’obligation de publier des rapports de durabilité, qui impose de renseigner plusieurs centaines d’indicateurs extra-financiers à la fois comptables et statistiques, dans le cadre du reporting ESG (Environnement, Social, Gouvernance). La zone grise comptable s‘est ainsi étendue à des pratiques relevant du green et du social washing, du nudging , du faking…  Ces dévoiements   ont été facilités par certaines applications – dites projectives – de l’Intelligence Artificielle.

La recherche – basée sur une enquête par questionnaire auprès d’une population d’auditeurs légaux et de tiers de confiance, a permis d’identifier les pratiques courantes observées dans les zones grises couvrant la communication relevant de la comptabilité et du reporting de durabilité, ainsi qu’à analyser les motivations de leurs auteurs.  Le panel interrogé distingue les manipulations frauduleuses contraires aux réglementations qui s’inscrivent a priori dans des « zones noires », et les manipulations non frauduleuses contraires à une éthique professionnelle ou à la déontologie de l’entreprise, qui constituent des « zones grises ». Le critère discriminant qui domine dans les réponses des auditeurs, est la conformité ou la non-conformité aux lois, règlements et normes professionnels.  

Les pratiques comptables et extra-comptables

Les enquêtés distinguent ainsi :

  • Les fraudes comptables  (« zones noires ») , comme l’enregistrement d’opérations fictives (ventes, achats, mouvements de stocks, encaissements ou décaissements…) et l’émission de fausses factures ; la non – comptabilisation  ou l’enregistrement d’opérations réelles non conformes aux normes IFRS (comme l’activation de frais de publicité ou de formation) ; la falsification de documents comptables (factures, contrats, certificats, labels…), la déconsolidation de filiales endettées et/ou déficitaires ; le défaut de publication des comptes de l’entreprise ou la publication de comptes uniquement pro-forma ;l’enregistrement anticipé de produits ou retardé de charges d’un exercice sur l’autre …

Les manipulations comptables non frauduleuses, comme l’ajustement des accruals discrétionnaires (dotations ou réintégrations optionnelles d’amortissements et de provisions) et/ou du besoin en fond de roulement ; l’application de la technique du big bath lors d’un changement de dirigeants, par des dotations exceptionnelles de provisions réintégrables au cours des exercices suivants ; le lissage des résultats sur plusieurs exercices afin de maintenir une distribution régulière des dividendes, et ou d’afficher des résultats conformes aux prévisions ; le changement de méthode de valorisation des stocks afin de dégager des plus- values ou des moins- values ; l’activation de certaines dépenses (R&D, intérêts…) et leur amortissement sur plusieurs exercices ; la réévaluation de certains actifs (immobiliers, goodwill…) à l’aide de modèles  engendrant des plus ou moins-values (également cités par Chiapello, 2005) ; le recours inhabituel à l’affacturage ou à l’escompte afin d’améliorer la trésorerie ; la non-publication ou la publication partielle   de résultats comptables   malgré le risque de poursuites judiciaires ; la publication de résultats  pro-forma  « orientés », afin d’influencer le cours de l’action ;  la manipulation des informations segmentées afin d’orienter les comparaisons entre concurrents d’un même secteur d’activité…

Les « manipulations comptables réelles » (comptabilité créative) , comme l’augmentation artificielle des ventes par des remises excessives de fin d’année et/ou des conditions de règlement des factures exceptionnellement favorables ; le report de charges d’un exercice à l’autre (notamment les dépenses de recherche- développement et/ou de formation) ; la réalisation d’opérations de cession-bail (lease back) d’actifs divers (sièges, magasins, entrepôts, usines, matériels…) ; la cession anormale d’actifs hors exploitation et/ou de placement…

Les manipulations extra-financières, comme en zones noires, les pratiques non conformes de désinformation, qualifiées de blanchiment environnemental (green washing) et social ou sociétal (social washing), recouvrant des données erronées, imprécises  ou tronquées ; en zones grises, la non- information (certaines données-clés  sont omises) ou l’information non- suivie (les entreprises affichent des objectifs mais pas des résultats),  et le cadrage biaisé  des projets ou des opérations de l’entreprise: 

  • dans le temps, avec des simulations et des projections (facilitées par l’IA) permettant de présenter les données les plus favorables ou les plus crédibles (comme des objectifs net – zéro ou de parité des genresà très long sans suivi régulier des réalisations) ;  
  • dans l’espace, avec des données (traitées également à l’aide de l’IA) non représentatives d’un terrain, en raison d’erreurs intentionnelles de ciblage et/ou de paramètres biaisés, d’ambiguïtés ou d’incohérences textuelles, qui entraînent des erreurs d’interprétation des données.

Les facteurs favorables aux zones grises 

Dans l’ensemble, les auditeurs interrogés estiment qu’il est de plus en plus difficile d’isoler les types de manipulations plus ou moins frauduleuses, dans la mesure où un nombre croissant d’entre elles (détournement d’actifs, fraude aux achats ou aux frais généraux …) sont internes ou sont externes tout en bénéficiant de complicités internes, et font l’objet de manipulations de couverture de plus en plus difficilement détectables. Des manipulations qui sont jugées être en zones grises par les auditeurs et les ICO (Informative Commissionner Officers), sont généralement observées lorsque :

  • l’entreprise est trop endettée, ses résultats sont en baisse, son cours boursier est volatile et/ou la continuité de son exploitation est menacée ; 
  • des conflits d’intérêt opposent les parties prenantes de l’entreprise (notamment entre les investisseurs, les partenaires, le personnel, l’État…) ;
  • l’actionnariat de la société est ouvert et morcelé ; le lissage des résultats de l’entreprise rassure ses parties prenantes sur la résilience de l’entreprise ;
  • l’image de l’entreprise risque moins d’être dégradée si elle respecte les règles comptables mais pas ou peu les normes ESG, plus récentes et incertaines.

Selon les enquêtés, certains managers justifient donc leurs intentions et leurs comportements par :

  • de « bonnes raisons » :  la situation difficile ou particulière de l’entreprise justifie une « certaine interprétation » des règles et des normes ;
  • des « routines professionnelles » : « les comptables ont toujours pratiqué une optimisation comptable et fiscale, la nouvelle norme est inapplicable… »
  • des « croyances » : « la non- information permet d’éviter les green ou social bashings ; la supériorité du modèle actionnarial, l’innovation prime sur l’alignement ESG … »

Plusieurs auditeurs estiment que les techniques de l’IA stimulent la créativité des manipulateurs mais renforcent à l’inverse les barrières aux manipulations en réduisant les asymétries d’information entre les managers et les parties prenantes de l’entreprise. Elles favorisent également les attaques digitales grâce à une meilleure connaissance des entreprises et de leurs dirigeants, mais elles permettent une diffusion plus large et rapide des comptes et permettent des détections plus précoces des risques. 

Les dispositifs d’encadrement des zones grises

Les auditeurs et les ICO sont très partagés sur les dispositifs à mettre en œuvre pour mieux encadrer les pratiques en zones grises. Ils distinguent les structures et les procédures internes et externes aux entreprises, coercitifs et incitatifs. Parmi les dispositifs internes de prévention et de détection des pratiques frauduleuses et non frauduleuses mais risquées, ils citent dans l’ordre de la fréquence des citations :  

  • l’exemple donné par les dirigeants de l’entreprise opposés aux « compromis » avec les cadres réglementaires et les principes déontologiques,  
  • les discours et les comportements des responsables opérationnels, de la conformité (compliance manager), de la qualité (quality manager), de la sécurité et du risque (risk manager) ;  
  • l’organisation d’actions et de formations en faveur de la prévention, de la détection et de la correction des manipulations ;
  • le développement d’une culture éthique de l’entreprise ;  
  • la mise en place de systèmes d’IA de détection des fraudes comptables (complitech) et de cyber- sécurité… 

 Parmi les organes et dispositifs externes, les auditeurs et les ICO citent le renforcement des rôles des tiers de confiance, classés suivant trois lignes :

  • les auditeurs légaux et les auditeurs-conseils, chargés des contrôles systématiques ou aléatoires ; 
  • les régulateurs boursiers, les administrations fiscale et sociale, chargées notamment de la surveillance des liasses fiscales afin de détecter les fraudes aux codes des impôts et de la sécurité sociale, les agences de notation financière et extra-financière et les analystes financiers ;
  • les leaders et experts des associations de défense des causes environnementales, sociales et sociétales…

En conclusion, la majorité des enquêtés souligne que les zones grises en matière de communication financière et extra-financière sont plutôt favorisées par des coordinations ou des coopérations insuffisantes entre les multiples tiers de confiance et par les fréquentes révisions des cadres réglementaires, comptables et extra-comptables. Les réponses des enquêtés permettent de dépasser les approches classiques en sciences du management, selon lesquelles les manipulations relevant des zones grises sont expliquées par le « triangle de Cressay » (ou ses dérivés) ou résultent de différents biais psychologiques. Ces constructions théoriques n’expliquent pas pourquoi se multiplient les manipulations comptables et statistiques pratiquées par les managers de l’entreprise. L’exploration des zones grises du management restituée dans la recherche, souligne l’intérêt de leurs « approches  situationnistes, socio- dynamique et psycho- analytique[1] ». Elle montre l’importance des révisions comptables, des contrôles de la conformité et de l’audit des systèmes de protection digitale. Elle constitue une invitation pour les dirigeants des entreprises à responsabiliser le personnel et à le sensibiliser à l’éthique, ainsi qu’une incitation à sécuriser les procédures, les systèmes et les données, mais elle montre surtout que les notions encore imprécises ou incertaines de zone grise ou de terrain sensible  ne peuvent être précisément définies et appliquées sans faire appel à des concepts et à des heuristiques ne relevant pas que de la comptabilité ou de la statistique, mais aussi de la sociologie, de la psychologie et de la psychanalyse.


[1] Ces modèles seront développés dans le blog de la semaine prochaine.

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