Chaque génération pense qu’elle a un destin particulier et que le progrès sera nécessairement au rendez-vous. Or, notre monde est en proie à des éruptions de violences d’une ampleur inouïe. Il y a dix ans, Jean-Hervé Lorenzi et Mickaël Berrebi décrivaient déjà les tensions politiques, économiques et sociales, et expliquaient qu’il en découlerait des conflits géostratégiques pouvant nous conduire à des guerres aux frontières mêmes de l’Occident.
Dans cet essai passionnant, les auteurs documentent de façon précise et avec une bibliographie fournie les constats suivants : la panne des gains de productivité, la malédiction du vieillissement, l’irrésistible accélération des inégalités, l’extrême difficulté de la réindustrialisation, l’illusion de la définanciarisation, l’épargne, ultime ressource rare. Des trois transitions connues, le choc démographique est au moins aussi important que le choc climatique.
On pourrait aisément croire que les marchés trouveront eux-mêmes les réponses à ces immenses difficultés, mais, on sait que cette perception n’est pas celle des auteurs, qui militent depuis des années pour que la règlementation (tel le regretté Michel Aglietta) et les initiatives politiques participent activement à l’accompagnement des changements du monde. En raison d’une hausse des matières premières ( qui n’est pas avérée à date, mais probable à moyen terme) qui impliquerait une offre industrielle décroissante et du vieillissement d’une population plus consommatrice de services, la réindustrialisation tant évoquée ne pourra pas être la pâle copie de ce qu’ont été les systèmes productifs des eux derniers siècles. « Le commerce pacifiera-t-il les relations internationales – le doux commerce de Montesquieu ? Improbable (!)
Et, l’actualité semble donner en grande partie raison aux auteurs qui n’hésitent pas à mentionner que les « contraintes » sont devenus des « conflits » et qui si rien n’est fait, la situation deviendra une « confrontation » ! Sous-estimer les dangers actuels, ne pas leur trouver une solution mondiale, c’est laisser le champ libre à tous les scénarios possibles y compris les plus ingérables.
Aussi, les auteurs décrivent 14 ruptures majeures – mondiales, les auteurs insistent sur ce point qui rend d’autant plus difficile la mise en œuvre des solutions proposées– mais nécessaires afin de relever le défi des 6 contraintes qui structurent le monde : la panne des gains de productivité, le vieillissement de la population, l’explosion des inégalités, le transfert massif d’activités à l’échelle mondiale, la financiarisation illimitée de l’économie et l’impossibilité de financer nos investissements. Si ces ruptures sont comprises et mises en oeuvre, elles permettront d’échapper au pire.
Les 14 ruptures sont listées ainsi : Centrer le monde sur sa jeunesse, bâtir un modèle d’immigration « à la française », socialiser les ressources rares, importer un partage salaires-profits vertueux, règlementer les règles de l’héritage, démanteler le monopole des Big Tech, Engendrer un métissage numérique, dompter la dette, reconstruire le partage des risques, lancer un nouveau Bretton Woods, Soumettre la mondialisation aux exigences climatiques, investir massivement dans les trois transitions, investir massivement en Afrique, se préparer aux pandémies.
Les chapitres sont présentés de façon équilibrée même si les auteurs « s’engagent ». Ils n’abordent pas les questions telles que : jusqu’où l’ouverture des frontières devrait-elle aller ? Comment aborder la stratégie des quotas ? Pour réfléchir « sereinement, il est normal d’évoquer les termes d’assimilation et de régulation ». En d’autres termes, face à un nœud gordien dont certains s’interrogent sur les façons de le délier, tranchons le, et voyons ce qui en sortira. Les réflexions porteront donc sur les origines, l’histoire et la pondération entre assimilation et régulation.
Concernant l’héritage, l’idée est de « caler » sur ce problème celles qui ont prévalu à la création de l’IFI. Les règles actuelles tentent vers un « accroissement des inégalités de naissance au détriment du bien commun ». Mais l’opinion n’est pas prête – et est ce souhaitable » à une augmentation de la fiscalité. En revanche, la transition démographique chère aux auteurs, pourrait être financée « vertueusement » par un transfert du patrimoine productif investi à long terme. Et cette part – bloqué pendant 10 ou 15 ans- bénéficierait d’une fiscalité plus réduite qu’actuellement, quand l’autre supporterait des droits plus élevés. Ce débat devrait intervenir pour générer un consensus -même relatif » social et économique.
Face à l’IA, qui peut être facteur d’exclusion, les auteurs recommandent « « de créer les conditions d’un métissage numérique … c’est-à-dire la création d’un nouveau cadre sociétal favorable à une transition juste pour mieux atténuer le chômage technologique et les risques sociaux consécutifs ».
A propos de la dette, l’idée majeure est de mutualiser la dette. Pour valser, il faut être deux, pour une mutualisation aussi. Mais un élément de conviction est de ne mutualiser que des dettes servant exclusivement à financer des projets profitables au futur avec des résultats mesurables et mesurés ; au même titre que les dettes « vertes » et les dettes « COVID ».
On voit la difficulté de parcourir ce chemin en France qui consacre une bonne partie de ses emprunts « à boucler les fins de mois ». La mutualisation aurait un caractère vertueux…pour autant qu’auront été obtenus l’assentiment de la société et la conviction de nos partenaires-privé.
Est aussi abordé le point de l’internationalisation du DTS, et les auteurs se gardent de trancher mais ils recommandent d’en accroitre l’usage.
Un point qui n’est pas populaire est celui du CIR. Le « tout ou rien » n’est pas le bon sujet. La réflexion doit conduire à ne financer que des investissements de rupture. Question : on ne connait le résultat que, comme dans les bulles reconnues quand elles ont éclaté, lorsque la rupture est intervenue. Et le législateur n’est pas nécessairement le mieux armé pour ce travail de prospective…
L’ouvrage recommande un nouveau partage des risques par le biais d’une généralisation du partenariat public.
Ces propositions sont des conditions nécessaires mais vraisemblablement insuffisantes qui ont vocation à s’appliquer pays par pays sans ordre d’importance mais toutes capitales pour nous éloigner des tempêtes à venir.
Face à ces ruptures, des visions radicalement nouvelles sont nécessaires.
Les constats sont clairement exposés nonobstant l’abondance des références de littérature. Les recommandations ont, pour partie d’entre elles fait l’objet de livres et de travaux de recherche académiques antérieurs mais l’ouvrage « unifie » ces réponses et doivent susciter les débats.
De façon impertinente, on peut penser, en refermant le livre, qu’il pourrait s’agir d’une contribution à un programme présidentiel pour 2027 !
Note rédigée par Dominique CHESNEAU