L’ouvrage collectif a réuni 16 enseignants-chercheurs affiliés au CEMS (CNRS-EHESS), dont l’objet d’étude, à la fois original et complexe, porte sur la sociologie des circuits financiers, définis comme des « systèmes d’action financière » ou des « ensembles de règles de droit et de comptabilité, de distribution et de prélèvement d’argent sous ses formes monétaire et non- monétaire ». Ces circuits mobilisent des opérateurs publics et privés liés par la confiance et alliant des compétences à la fois techniques, administratives, économiques, comptables et informatiques (assistées notamment par l’IA). Les auteurs abordent les dimensions historique et géographique de cette problématique, en centrant leurs analyses sur la matérialité des circuits financiers et extra-financiers, c’est-à-dire sur les conditions pratiques de leur mise en œuvre. Les recherches analysent notamment les mouvements de financiarisation des institutions politiques et des systèmes économiques des territoires (Unions, États, collectivités locales). La lecture de l’ouvrage exige des efforts de concentration et de synthèse en raison de l’hétérogénéité des concepts convoqués, des systèmes analysés et des cas d’espèce observés, mais ces efforts contribuent à convaincre le lecteur du rôle de plus en plus essentiel exercé par la finance dans la société moderne.
La 1ere partie de l’ouvrage, intitulée « la fabrique du souverain par les circuits », montre – à partir de l’exemple de la naissance de l’aide sociale suisse – que la formation d’un État moderne repose sur « sa capacité à prélever l’impôt et à structurer durablement des systèmes de financement ». Cette partie est également consacrée à la construction des premiers circuits financiers européens sous la supervision de la Banque centrale européenne.
La 2e partie porte sur « la fabrique des politiques publiques par les circuits financiers » et revisite les multiples réformes françaises des aides et subventions publiques, et notamment, les réformes françaises des régimes de retraite en 1967 et 1983, qui ont été rendus possibles par le rapprochement des systèmes d’assurance chômage et de retraite. Une autre étude porte sur « l’écologisation de la politique énergétique française, et sur l’action de l’Agence Française de Développement qui s’est transformée en conjuguant diverses formes de crédit et d’aides gratuites.
La façon dont les circuits financiers font les organisations et dont les organisations font les circuits est au cœur de la partie 3 (La fabrique des organisations par les circuits). Le cas étudié est celui des « Fondations d’Origine Bancaire (FOB) » italiennes nées de la réforme du système bancaire italien qui a créé un lien en capital entre elles et les banques italiennes. Les FOB ont ensuite contribué à fabriquer un nouveau circuit de financement du logement. Est analysée également « Culture Action Europe » qui montre que l’origine des fonds qui l’alimente a des conséquences importantes sur le fonctionnement de l’organisation et la façon dont elle réalise ses missions.
La partie 4 (L’infrapolitique des circuits) s’intéresse aux conséquences des circuits les moins visibles et aborde les enchaînements non intentionnels produits par les changements de certains éléments des circuits sur d’autres circuits. Il montre que dans certaines situations, la politique publique a pu être entravée par une défaillance durable des infrastructures informatiques et administratives. Est aussi abordé le cas des emprunts toxiques souscrits par les collectivités locales du fait de « changements incrémentaux » dans les circuits de financement bancaires et des collectivités. Le dernier chapitre montre, à partir de l’exemple des caisses de retraites des fonctionnaires des collectivités locales belges et des budgets de ces collectivités que ces deux circuits sont liés : les politiques de gestion du personnel et des statuts des agents interagissent de façon différée sur les politiques de retraite et réciproquement.
En conclusion, les auteurs synthétisent les apports théoriques les contributions au débat public. Ils souhaitent faire avec la macro- économie, le pendant des liens identifiés entre la sociologie des marchés et la micro-économie.
Ce projet a été conçu depuis un programme de recherche portant sur la financiarisation, un champ de recherche interdisciplinaire qui voit se croiser des travaux macro-économiques et des travaux sociologiques s’attachant à des dispositifs ou des lieux de pouvoir particuliers. L’ouvrage veut contribuer « pragmatiquement » aux débats sur le financement de la transition écologique et sur les « monnaies numériques ». Une idée est de déporter le regard des volumes d’argent nécessaires vers la façon dont les fonds vont être décaissés quand les autorités n’ont pas toujours les infrastructures ni les compétences techniques pour permettre la mise en circulation de l’argent vers les projets. Une autre idée est « d’envisager de nouvelles taxes et de nouveaux circuits de distribution et de réorientations des flux.
Concernant les « monnaies numériques », elles changent, par rapport aux monnaies « fiat » dans la nature de l’infrastructure et l’organisation du circuit. Elles pourraient permettre, selon les auteurs, « de changer la monnaie pour « changer le monde économique et transformer à la fois l’Etat et le capitalisme ».
Ce livre est à la croisée de nombreuses disciplines dont la plupart relèvent de la sociologie et peu de l’économie. L’approche relève d’un travail de fourmi fort documenté. Certes l’argent est un sujet trop sérieux pour être laissé aux seuls économistes monétaires et des idées « connexes » apportent de la fraîcheur à la pensée classique. Néanmoins, plusieurs constats semblent relever de l’œuf de Colomb même si les idées observées historiquement sont expliquées et finement analysées. L’apport conceptuel reste plus sociologique que monétaire . Changer l’argent pour changer le capitalisme et donc changer la vie est un bien vaste programme !
Note rédigée par Dominique Chesneau et Jean Jacques Pluchart