L’ouvrage se présente sous la forme d’une méta-analyse de la portée et des limites de l’Intelligence artificielle (notamment générative) et de l’économie numérique (ou plutôt numérisée), à partir des principaux ouvrages et articles qui leur sont consacrés. Les auteurs proposent une troisième voie entre un « laisser faire- laisser passer » de l’innovation digitale – le progrès technique étant jugé inéluctable – et une forme autoritaire de « techno- féodalisme » asservissant l’homme à l’IA. Ils considèrent que la première approche creusera les fractures sociales et que la seconde conduira à un transhumanisme. Dans les deux cas, l’avenir de l’humanité reposera sur des prophéties auto- réalisatrices (la valeur des ressources étant déduites d’hypothèses arbitraires de croissance et d’actualisation) et ouvrira un « nouvel âge des ténèbres ».
Leur réflexion repose sur une remarquable analyse des différents modèles de capitalisation des réserves naturelles et des savoirs humains. Ils observent notamment que les processus de capitalisation et d’actualisation des comportements des consommateurs, ont été soumis depuis les années 1950 à une « prise du réel » par la finance de marché. Ils considèrent cette pratique comme inadaptée à la capitalisation économique, symbolique et politique des « biens communs » (au sens d’Ostrom), car elle est fondée sur « une grammatisation des comportements, des calculs prédictifs, une vaste collecte de données rétrospectives et la performativité d’algorithmes ». « Les expériences du passé sont transformées par l’IA générative en ressources marchandisables ». Un tel « réductionnisme de la pensée » est une nouvelle forme de « prolétarisation » au sens de Marx.
Les auteurs rappellent les théories et les pratiques de la gouvernance des entreprises et de la gouvernementalité des Etats, ainsi que de l’organisation du travail, successivement taylorien, cybernétique, distribué, partagé, « augmenté » … Ils critiquent notamment les nouveaux types de « digital labour » engendrés par l’IA (encodeurs, mineurs, programmeurs…) et s’interrogent sur l’avenir du travail. Ils prônent une « écologie à la fois environnementale, mentale et sociale », ainsi qu’une « technologie numérique plus décentralisée, contributive et démocratique ».
Les auteurs font preuve d’une grande culture de la littérature contemporaine et d’une rare maîtrise de la nov’langue digitale.
Anne Alombert est enseignante en philosophie contemporaine et Gael Giraud est directeur de recherche en économie numérique au CNRS.
Chronique rédigée par J-J.PLUCHART