
Adam Smith (1723-1790) fut, comme Turgot, destiné à une carrière ecclésiastique après de brillantes études, le premier à Glasgow puis à Oxford, et le second à la Sorbonne. Ils montrèrent tous deux plus de dispositions pour la « philosophie appliquée » qu’était l’économie alors naissante, que pour la théologie. Tandis que Turgot fut inspiré par les Physiocrates représentés par Quesnay et Gournay, Adam Smith fut surtout influencé par les philosophes Hume, Locke et Hobbes. Quand Turgot administrait une province française, Smith enseignait l’économie à Glasgow et Edimbourg, avant de devenir commissaire des douanes comme son père. Les deux hommes se rencontrèrent en 1770 et selon Condorcet, échangèrent des courriers (aujourd’hui perdus) principalement sur le thème de la création de la valeur économique.
La théorie des sentiments moraux
Smith se fit connaître avec la publication en 1759 de la Théorie des sentiments moraux, inspirée par le livre de Hume paru en 1738, Le traité de la nature humaine. Smith y défend le principe de l’utilité – « l’homme agit pour se faire plaisir et pour éviter la douleur » – ainsi que le principe selon lequel le cerveau humain fonctionne par « associations d’idées ». Contrairement à Hume, Smith soutient que l’homme est guidé par son intérêt personnel, mais aussi par le jugement des autres et par la « sympathie » qu’il éprouve pour ses semblables. Smith s’oppose à la conception purement mécaniste d’une société fondée sur des échanges marchands. Il soutient toutefois que l’ordre social est « par nature » inégalitaire, et que l’accession à la fortune passe par l’exercice de la vertu. Selon lui, les satisfactions morales sont plus importantes que les bienfaits matériels. En stoïcien authentique, il regrette que la richesse soit préférée à la sagesse, et observe que « nous avons une disposition à sympathiser avec les passions des riches et des grands ». Smith est conscient de l’opposition entre justice sociale et ordre économique, contrairement aux physiocrates prétendant que la justice ne dépend que du progrès économique et social. Il considère que la liberté est la condition du progrès, et qu’elle engendre des « inégalités sociales acceptables ».
Les premières réflexions économiques
Smith a enseigné à Glasgow dès 1763 la théorie selon laquelle « l’opulence naît de la division du travail ». Afin de « montrer l’utilité de l’emploi des machines », il présente l’exemple célèbre de la manufacture d’épingles, résumée par la formule « Si un homme devait fabriquer une épingle entièrement seul, en allant lui-même chercher la matière première dans le sol, il lui faudrait bien une année pour fabriquer une seule épingle ». Il s’oppose aux physiocrates qui considérait comme « stériles » les activités industrielles, mais Turgot s’est toujours montré réservé sur cet a priori anti-industriel. Smith reconnaît par ailleurs que les exploitations agricoles et les manufactures industrielles exigent des capitaux nécessaires pour augmenter la productivité du travail. Il estime que le commerce est le meilleur moyen d’enrichir les marchands et de leur permettre de créer des manufactures. A la suite de Petty et de Locke, il pose le principe selon lequel « le prix naturel des denrées et des objets est mesuré par le travail destiné à les produire ».
La richesse des Nations
En 1776, la même année où Turgot quitta son ministère, Smith publia son ouvrage majeur Recherche sur la nature et les causes de la richesse des Nations. Il y opère une distinction fondamentale entre valeur d’usage et valeur d’échange. « Des choses qui ont une grande valeur en usage n’ont souvent que peu ou point de valeur en échange ». Ces deux notions de valeur sont selon lui des « faits sociaux ». La valeur d’échange d’un objet repose en principe sur la quantité de travail nécessaire à sa production, mais elle est aussi déterminée par le profit – ou la rente – du capital employé pour le fabriquer. Son livre capital jette les fondements d’une nouvelle théorie des revenus. Il en déduit que la richesse nationale augmente avec la demande de travail mais aussi avec l’accroissement du capital. L’affectation du capital est fonction du risque qui accompagne le type d’affaires dans lequel il est employé. Le taux d’intérêt du capital emprunté doit être inférieur au taux de profit du capitaliste, afin de couvrir son risque. Smith applique le même raisonnement aux rentes foncières bien que moins risquées que les profits industriels. L’accumulation du capital dépend principalement de l’épargne des industriels et des marchands, car « ce qui est annuellement épargné par les travailleurs est aussi régulièrement consommé et il l’est presque dans le même temps ». Il préfigure ainsi la loi des débouchés naturels de Jean-Baptiste Say, qui a été très contestée.
Smith s’intéresse également aux salaires des « travailleurs improductifs » (fonctionnaires, professions libérales, domestiques…), dont les revenus dépendent des salaires des « travailleurs productifs » et des rentes des « capitalistes ». Le « plan de la nature » de Smith est simple : les capitaux financent l’agriculture puis l’industrie et le commerce, notamment extérieur (les compagnies des Indes). Comme Turgot, il attribue un rôle limité à l’État et à la Justice, seulement chargés de limiter certaines inégalités et de développer la concurrence entre les travailleurs productifs et entre les entrepreneurs. Smith a ainsi construit un « système de transferts » ou un « tableau économique » plus pertinent que ceux de Quesnay et de Boisguillebert.
Smith s’oppose par ailleurs au système mercantiliste, considérant qu’il détourne artificiellement du capital destiné à la production nationale. Comme Hume, il est favorable aux importations de produits dont le coût est inférieur à celui des produits domestiques. Il soutient également les exportations quand elles contribuent à soutenir l’industrie nationale : « l’effet du commerce des colonies, c’est d‘ouvrir un marché vaste, quoique lointain, pour ces parties du produit de l’industrie anglaise qui peuvent excéder la demande des marchés plus lointains… ». Mais il considère dans l’ensemble, que les débouchés extérieurs ne sont qu’un « adjuvant temporaire » dans le processus « qui ne peut que retarder le moment inévitable où l’on atteindra l’état stationnaire dans lequel la société est parvenue à la mesure complète des richesses dont elle est susceptible ». Comme Turgot, il estime que l’esclavage en vigueur dans les colonies pour des raisons économiques, est vouée à disparaître.
L’héritage d’Adam Smith
La postérité d’Adam Smith est immense. Il est toujours considéré comme étant le fondateur du libéralisme économique et il demeure encore souvent cité, bien que ses réflexions aient soulevé de nombreuses critiques de son vivant et au cours du XIXe siècle. Il a été notamment accusé d’opposer les intérêts des industriels et des marchands à l’intérêt général, d’une part, et les intérêts des travailleurs à ceux des capitalistes, d’autre part. Ses raisonnements ont été contestés car ils conduiraient à une stagnation de la valeur des produits agricoles et à une dévalorisation des produits industriels (sous l’effet du progrès), et à une baisse des rentes et des profits, qui n’a pas été observée au cours de la 1ere révolution industrielle et l’a été inégalement au cours de la 2e révolution industrielle.
J-J. PLUCHART