(1ère partie)
Jean-Jacques Pluchart
L’Intelligence Artificielle générative (IAg) fait l’objet de nombreux ouvrages, rapports et articles depuis l’apparition en 2022 de l’application chatGPT et de ses nombreux avatars. Elle a constitué une avancée significative dans le développement de l’apprentissage profond (deep learning), de la reconnaissance et de la génération de langage naturel (Large Language Model). La rapidité de sa diffusion a surpris autant les geeks que leurs usagers, mais elle a également suscité des interrogations sur son mode de fonctionnement et des inquiétudes sur ses impacts sur le travail qualifié dans tous les secteurs d’activité. Cette nouvelle génération d’algorithmes est en mesure de bouleverser les pratiques de nombreux métiers reposant sur la création et/ou la transmission de connaissances et d’informations, notamment dans la recherche (avec les nouveaux moteurs de recherche et algorithmes de calcul), l’enseignement (avec de nouvelles applications pédagogiques), le marketing et le commerce en ligne, le conseil (avec les agents conversationnels), le contrôle et le fisc (avec les applications de détection de fraude), le journalisme (avec les logiciels de rédaction et de traduction), et surtout la finance, au point que certains praticiens s’interrogent sur la pérennité de leurs métiers et l’avenir de leurs emplois. Ils craignent que leur fonction d’agent « augmenté » par l’IA ou « phygitalisé » (partagé avec l’IA) ne disparaisse au profit d’agents conversationnels (chatbots, callbots) ou de robot- conseillers.
Une enquête de l’Institut Psychanalyse et Management (IPM)
Une enquête de l’IPM réalisée au 1er semestre 2024, a permis de recueillir les perceptions des impacts de l’IAg sur le conseil financier aux investisseurs et aux épargnants. La perception des impacts de l’IAg sur l’exercice d’un métier est influencée par le croisement entre ses fonctions traditionnelles et les fonctionnalités spécifiques de l’IAg. La pratique d’un métier recouvre des activités pouvant être analysées suivant différents critères : leurs contributions respectives à la création de valeur engendrée par le métier ; leurs positionnements dans un processus opératoire orienté vers le client et comportant un back, un middle et un front offices ; les capacités, compétences et connaissances mobilisées pour exercer un métier. Dans le cas du métier de conseiller financier, le processus se décompose en profilage du client, conclusion d’un mandat de gestion ou d’assistance- conseil, fixation d’objectifs et de stratégies de placement, analyse et évaluation des produits financiers, modélisation d’un portefeuille d’actifs, achats-ventes des produits (par le gestionnaire ou le client), reporting des opérations. Ces tâches élémentaires sont plus ou moins automatisables et impliquent des relations plus ou moins suivies avec le client. Plusieurs banques, principalement américaines, ont déjà équipé leurs conseillers de solutions spécifiques conçues par Open AI, visant à rédiger des courriers, des rapports et des comptes rendus de réunions avec leurs clients. Les analyses et les évaluations des instruments financiers sont effectuées avec l’aide de modèles statistiques plus ou moins sophistiqués, accessibles en interne ou en open source. Parmi ces fonctions, s’inspirant des travaux de Bloom, Mailloux (Prix spécial Turgot 2024) distingue celles qui mobilisent soit des savoirs de base (comme calculer, contrôler, prévoir), soit des savoirs- faire (expliquer, apprendre, communiquer) ou des savoir-être (créer, juger, émouvoir). Cette déclinaison a été appliquée à l’enquête réalisée par l’IPM.
Une observation qualitative d’un terrain complexe
L’enquête a mobilisé des entretiens avec des acteurs-clés de la chaîne financière : les conseillers financiers des épargnants et des investisseurs privés. Elle a permis d’analyser les perceptions par ces derniers des impacts (ou externalités) positifs et négatifs de l’IAg sur l’exercice de leurs métiers, qui portent sur des actifs plus ou moins complexes et risqués, selon le cas, actions, obligations, crédits de trésorerie, instruments dérivés, produits structurés, devises, matières premières, actifs immobiliers et mobiliers, œuvres d’art. Leurs métiers présentent des statuts variés (salariés, indépendants) et se déclinent principalement en conseillers bancaires (notés CB), conseillers en investissements financiers (CIF), conseillers en défiscalisation (CD) et conseillers en gestion de patrimoine (CGP). Les CB sont des salariés de banques ou de compagnies d’assurances; ils recommandent généralement des placements dans des instruments financiers standards; les seconds sont le plus souvent des entrepreneurs indépendants qui interviennent sur des gammes plus larges de produits ; les troisièmes limitent leurs prestations à des achats-ventes d’actifs contribuant à alléger les impôts de leurs clients ; les derniers conseillent ou gèrent sous mandat les patrimoines immobiliers, mobiliers et financiers de leurs clients. Les CD et les CGP interviennent sur des actifs généralement plus diversifiés, plus internationaux et plus stables, que ceux qui sont couverts par des CB et des CIF.
Le panel des conseillers interrogés a été composé, pour chaque statut, d’un conseiller et d’une conseillère, ayant moins de 5 ans d’expérience ou plus de 10 ans, couvrant un petit ou un grand portefeuille d’actifs. La constitution de duos a permis de mieux distinguer les perceptions influencées par le statut du conseiller et l’enjeu pour son client, et les perceptions relevant du genre et de l’expérience du (ou de la) conseiller (e). Les entretiens ont été réalisés à distance au cours du 1er trimestre 2024. Ils ont duré entre 35 et 50 minutes. Les verbatim des entretiens ont été résumés dans la présentation des résultats. Trois questions ont été posées aux huit conseillers :
- Quelles sont les fonctions élémentaires de votre métier que vous percevez comme étant ou pouvant être les plus impactées par l’IAg ?
- Quels sont les impacts qui vous paraissent les plus positifs ?
- Quels sont les impacts qui vous semblent les plus négatifs ?
Les résultats de l’enquête
Les réponses aux trois questions diffèrent sensiblement selon les statuts, les enjeux et les personnalités des conseillers et conseillères.
Les fonctions simulables
En réponse à la 1ere question sur les fonctions les plus automatisables, tous les conseillers répondent « ne pas bien connaître les processus actuels d’apprentissage profond et de construction d’arbres décisionnels qui sont actionnés par les applications d’IAg ». Ils se déclarent dans l’ensemble incapables « de prévoir les solutions futures, en raison de la soudaineté de leur apparition et de la rapidité de leur développement ». Ils considèrent que les actions applicables aux savoirs de base (recueil, classement et traitement de données) sont déjà ou seront entièrement robotisables, tandis que les services d’IAg modélisant des savoir-faire ne devraient « qu’assister » ou « augmenter » les compétences des humains. En revanche, les capacités dynamiques de création, de jugement et d’empathie, ne devraient être impactées « qu’à la marge » par l’IAg, selon les conseillers et surtout les conseiller(e)s les plus expérimenté(e)s. Quatre répondants (2 CB, 1 CIF et 1 CGP) soutiennent que ces fonctions ne pourront être à l’avenir assurées que par des humains, les quatre autres n’excluant pas leur entière automatisation à long terme. Ils n’excluent pas également qu’à l’instar de la production ou du plagiat de textes, les progrès réalisés par l’IA rendent indétectables la présence du robot- conseiller dans la relation écrite et verbale avec les clients. Ils considèrent que l’IAg menace à plus ou moins long terme leurs emplois ou du moins les contraigne à d’importants efforts de formation et de reconversion.
Les impacts positifs
Les réponses à la 2e question sur les perceptions des impacts positifs de l’IAg sont plus dispersées. Elles diffèrent en fonction des clients conseillés et des types de conseil apportés. Tous estiment que la plupart des applications permettent des gains de temps et donc de productivité, notamment les moteurs de recherche, les algorithmes de calcul et certains agents conversationnels (chatbots) relevant de la communication commerciale. Le conseiller assisté peut notamment répondre plus rapidement et plus précisément aux questions du client. Les CD et les CGP estiment toutefois que les solutions actuelles ne répondent qu’imparfaitement aux questions en raison de la complexité croissante des produits, de l’instabilité des réglementations financières et fiscales, et de la diversification internationale des actifs. Ils estiment toutefois que l’IAg peut contribuer à une meilleure adéquation entre les profils des conseillers et de leurs clients (clienteling match-making). Les CB et les CIF considèrent que l’IAg est plus adaptée aux placements conventionnels à court terme qu’aux investissements à long terme, car les algorithmes traitent des données passées et ne dégagent que des tendances. Ils estiment qu’ils peuvent difficilement optimiser les arbitrages et dégager des synergies entre les différents types de placements. Aucun conseiller n’évoque le caractère potentiellement innovant des solutions apportées par l’IAg.
Les impacts négatifs
Les réponses à la 3e question sur les impacts négatifs de l’IAg sont plus divergentes. Si tous les conseillers redoutent les biais introduits par certaines applications, les CB et les CIF craignent plutôt les biais perceptuels et cognitifs qui peuvent affecter les messages et les réponses des robots- conseillers, tandis que les CD et les CGP estiment plutôt que les chatbots introduisent un biais perceptuel dans la mesure où les applications, même les plus efficientes, ne peuvent percevoir et simuler les sentiments et les émotions suscitées par des relations suivies entre les conseillers et leurs clients. Ils estiment que les logiciels actuels d’analyse du langage ne sont pas encore assez performants. Cinq conseillers (1 CIF, 2 CD et 2 CGP) pensent que l’IAg ne peut efficacement profiler les clients à partir de réponses à un questionnaire, en raison de l’instabilité de leurs objectifs, de la singularité de leurs expériences vécues, de la flexibilité de leur aversion aux risques et de leur vulnérabilité aux traumatismes passés (dus notamment à de mauvais placements). Un CB évoque la pratique non éthique de certains chatbots, assimilable à du nudging, qui favorise les « produits- maison » à forte marge plutôt que l’optimisation du rendement- risque de l’épargne des clients. Ils souhaitent que le recours à l’IAg soit plus étroitement réglementé. Un CIF craint que certains conseillers promettent des « martingales » à leurs clients en exagérant le pouvoir prédictif de l’IAg. Il cite l’exemple de la SEC (Security Exchange Commission) américaine qui a sanctionné en 2023 deux cabinets de conseil prétendant être en mesure de prédire les performances boursières grâce à des logiciels d’IAg.
Les réponses aux questions laissent donc apparaître que dans l’ensemble, les conseillers – surtout les conseillères – gérant des portefeuilles importants et complexes, s’estiment mieux protégés des impacts négatifs de l’IAg, sur leurs relations avec les clients et sur leurs emplois. La prochaine chronique s’efforcera de tirer des enseignements généraux, à la fois pratiques et théoriques, de ces premières observations.