L’EMPRISE INVISIBLE DE LA FINANCE

Jean-Jacques Pluchart

La critique du capitalisme financier porte sur son universalité mais aussi sur son invisibilité. Il semble être de plus en plus marqué par le mythe platonicien de la caverne, avec sa « banque de l’ombre », ses réseaux de blanchiment et ses manœuvres spéculatives. La mise en lumière de ces invisibles pourrait contribuer à desserrer son emprise.

La financiarisation de l’économie réelle et de la société civile a déjà fait l’objet de nombreuses recherches scientifiques et observations empiriques, qui ont plus porté sur ses empreintes que sur son emprise, et sur ses théories et ses effets visibles, comme la domination du travail par le capital, le dérèglement des marchés monétaires et financiers, les impacts des crises financières… Les emprises invisibles de la financiarisation ont été moins explorées au niveau des systèmes économiques, comme la financiarisation du bien commun ou la monétisation des dettes publiques, au niveau des organisations, comme la régulation des pratiques non –bancaires ou de l’encadrement financier du management des entreprises, et surtout, au niveau des acteurs -sujets, comme l’asservissement de l’homme à la monnaie et à la dette.

Alors qu’en première analyse, la finance semble ne laisser qu’une empreinte ou n’exercer qu’une influence sur la vie sociale et la vie personnelle, il semble qu’en fait, sa dynamique – la financiarisation – impose une véritable emprise, c’est-à-dire une domination en partie invisible, sur l’économie et la société. Son invisibilité n’a cessé de se renforcer depuis les années 1980, marquées par la libéralisation   et la globalisation des marchés financiers. Elle soulève la problématique de ses facteurs, de ses formes et de ses effets.

Après une réflexion sur le cadrage et le traitement de cette problématique, j’explorerai les invisibles de l’emprise financière respectivement sur l’économie réelle, les organisations, la société civile et la personne.

  1. Le cadrage et le traitement de la problématique

            La réponse à la question des invisibles de l’emprise de la finance implique une réflexion préalable sur chaque terme de son énoncé.

            Appliquée à la finance, l’invisibilité recouvre les systèmes ou les pratiques non régulés ou non matérialisés, c’est-à-dire non identifiés et/ou mesurés, comme la « banque de l’ombre » (shadow banking) ou la fraude financière. Mais elle inclut également des effets conscients ou inconscients (Denis, 2002), désirés ou non désirés, assouvis ou refoulés, suscités par les états de « travailleur soumis au capital » ou « d’homme endetté ».

            L’emprise, contrairement à l’empreinte qui marque une influence, suppose une domination – voire une prédation – visant à contrôler ou à dérégler un système (comme l’économie productive), à affecter l’équilibre d’un groupe social ou d’une communauté, à  soustraire  une organisation  à ses responsabilités, ou à provoquer un affect chez un sujet. Les emprises peuvent donc être de nature intellectuelle, affective, institutionnelle et/ou systémique.

            La finance est une notion générique recouvrant une idéologie (le capitalisme financier), des systèmes ou des institutions (monétaire, bancaire, de marché, domestique…), des instruments (actions, obligations, crédits, crypto -actifs…), un état ou un mouvement (la financiarisation).  Pour ces raisons, les sphères monétaire et financière sont difficilement documentables et analysables.

            Les externalités extra-financières de la financiarisation de l’économie réelle ont déjà fait l’objet de nombreuses études de la part des économistes. Les effets du capitalisme financier sur la société civile ont été observés par des philosophes et des sociologues. Les impacts sociaux et environnementaux de la gouvernance de l’entreprise par les actionnaires ont été surtout étudiés par les chercheurs et les praticiens de la gestion. Les affects suscités par la monnaie et le crédit ont été plutôt analysés par les psychologues et les psychanalystes. Peu de travaux se sont efforcés d’adopter une approche pluridisciplinaire de la problématique (Boyer, 2022).

Face à l’incomplétude de la problématique et à l’ampleur du terrain, cette réflexion s’efforcera d’adopter une démarche de type ethno méthodologique (Garfinkel, 1967) croisant des références scientifiques et des réflexions d’acteurs et d’observateurs du phénomène de la financiarisation. La recherche mobilisera donc une méta-analyse de la littérature récente consacrée aux invisibles de l’emprise financière respectivement sur l’économie réelle, sur les organisations, sur la société civile et sur la personne, afin d’en dégager des facteurs communs.

  • L’emprise cachée de la finance sur l’économie réelle

L’emprise de la finance semble d’abord s’exercer sur l’économie productive, dite « réelle », sous de multiples formes, à la fois visibles et invisibles (Chambost et al., 2018). Cette domination expliquerait en partie la désindustrialisation des pays occidentaux et notamment de la France, dite « sans usines » depuis les années 1990 (Dufourcq, 2022). Elle résulterait notamment de la captation d’une rente financière par les actionnaires, qualifiés de « capitalistes financiers », au détriment de l’investissement productif dans l’industrie et les services. La notion de rente diffère selon les courants économiques (de Marx à Friedman), mais tous s’accordent à reconnaître qu’elle résulte d’une création de valeur basée sur l’optimisation de la chaîne de création de valeur à l’échelle mondiale. De plus en plus d’auteurs  jugent inéquitable le partage de cette valeur entre le capital et le travail, ainsi qu’entre les actionnaires et les autres parties prenantes de l’entreprise. L’accumulation du capital financier engendrée par ces rentes a été accélérée à partir des années 1980 par la dérégulation et la globalisation des marchés financiers, ainsi que par l’innovation financière. Elle a été favorisée par une finance en partie invisible, exercée par la « banque de l’ombre » (shadow banking) ou la « non-banque » (no-banking) et les paradis fiscaux.  Cette opacité des systèmes financiers a couvert l’économie réelle d’un « voile d’ignorance et a empêché de percevoir le bien commun » (Tirole, 2016).

Le périmètre du shadow banking (crédit non bancaire) est peu visible, bien que ses flux assurent un tiers des transactions offshore des entreprises et que ses fonds couvrent un dixième des patrimoines des particuliers. Il se compose de divers maillons de la chaîne financière se livrant à des activités d’intermédiation autorégulées, c’est-à-dire peu ou pas réglementées, ne pouvant recevoir les dépôts des épargnants et devant se financer directement sur les marchés financiers ou de gré à gré. Il intègre des réseaux composés de fonds de capital -investissement, de fonds mutuels, de pension ou d’assurance-vie, de sites de crowdfunding, de fonds de placement monétaires, de fonds spéculatifs (hedge funds), de trustsde gestion d’actifsnotamment immobiliers (Melios, Pluchart, 2015). Ces véhicules furtifs sont en principe destinés à accroître les leviers financiers et à couvrir les risques de toutes natures : géopolitique, de change, de taux, de liquidité…  (de Boissieu, Chesneau, 2016). Le shadow banking s’est accru de 140% depuis 2008, sous l’effet des ratios prudentiels plus rigoureux qui ont été imposés aux banques par le comité de Bâle.  Les banques classiques ont continué à inscrire hors bilan une fraction de leurs actifs par la titrisation de leurs créances les plus risquées qu’elles ont revendu en produits structurés sur les marchés financiers. Cette pratique a prospéré après la crise des subprimes, sous les effets de la création monétaire dite d’accommodement (quantitative easing) et des faibles taux d’intérêt pratiqués par les banques centrales à partir des années 2010.  

L’emprise invisible de la finance recouvre également les manquements à l’éthique financière, car elle masque les pratiques frauduleuses d’entreprises et de citoyens.  Selon Cressey (1973), la fraude se développe suivant un triangle formé par les opportunités de fraude, les motivations du fraudeur et sa capacité à rationaliser son comportement, c’est-à-dire à   dissimuler ses actes et à déjouer la confiance des tiers. La fraude est favorisée par le capitalisme de connivence (crony capitalism), par  la dérégulation, mais aussi paradoxalement par la sur-régulation ou la tétra -normalisation (Savall, Zardet, 2005)  en matières comptable, financière et fiscale. Cressey explique la fraude par l’intentionnalité du fraudeur encouragé par un environnement institutionnel trop permissif ou trop complexe, et/ou par des techniques innovantes (options, crypto -actifs…). Cet environnement a été favorable à des fraudes massives, comme celles d’Enron au cours des années 1990 ou de FTX au cours des années 2010, co-construites par des réseaux d’acteurs privés et publics. Ces fraudes ont été masquées par des pratiques démultipliées par l’Intelligence Artificielle, dites de « comptabilité créative », « d’ingénierie financière innovante », «d’optimisation fiscale » et de communication d’influence (lobbying, nudging)… Ces fraudes reposent sur les emprises invisibles de réseaux et sont favorisées par les décisions et les comportements d’acteurs difficilement identifiables dans des environnements complexes, indéterminés et instables (Champeyache, 2022). 

Le développement ou le maintien des « non-banques » et des paradis fiscaux insuffisamment encadrés, ainsi que celui de la fraude, du blanchiment d’argent non tracé et de la comptabilité créative, ont favorisé la spéculation sur les marchés boursiers et immobiliers, la formation de « bulles » boursières et immobilières et la « course aux rendements élevés » (high yield) par les actionnaires. Mais la nouvelle « fabrique de la finance » (Chambost et al, 2018) fait parallèlement courir de nouveaux types de risques, notamment systémiques, aux réseaux bancaires et aux entreprises.  Cette emprise invisible de la finance sur l’économie s’est également traduite en emprise invisible immanente sur la société.

  • L’emprise cachée de la finance sur le management des organisations

L’emprise de la finance s’exerce sur les organisations et notamment sur les entreprises, dont la gouvernance reste dominée, depuis un demi- siècle, par les actionnaires (Pluchart, 2016). Cette domination du capital sur le travail a été justifiée par la prise du risque entrepreneurial assumée par les actionnaires ou les associés. Ces derniers sont liés aux managers par des « contrats d’agence ». Ils valident leurs stratégies et pilotent leurs performances par des systèmes d’incitation et de contrôle de plus en plus sophistiqués (notamment grâce à l’Intelligence Artificielle), basés sur une comptabilité dite financière et sur des indicateurs boursiers (Raffournier, 2018 ).  Le management moderne ou post-moderne repose largement sur des indicateurs-clé de rentabilité financière et de contrôle budgétaire. Ses modèles et ses méthodes ont essaimé dans presque tous les secteurs de l’économie publique, avec les privatisations de certains services publics à partir de 1985 et le développement du new public management dans les administrations depuis les années 1970, mais aussi avec la « managérialisation » de l’économie territoriale (Roux, 2019) et de l’économie sociale et solidaire, de la microfinance…, qui a conduit à certaines dérives dénoncées par l’opinion publique (comme dans les cas d’Orpea et de France Telecom). La financiarisation de la gestion a engendré des externalités diverses de plus en plus invisibles. Au plan social, sous couvert d’une recherche d’efficience ou d’excellence, elle a entraîné des coûts sociaux et psychologiques de plus en plus élevés (Aubert, de Gaulejac, 1991) et une souffrance au travail (Dejours, 1998). Sur le plan environnemental, elle a indirectement contribué, par la dissimulation de ses impacts (green washing), au réchauffement climatique et aux atteintes à la biodiversité.

Depuis les accords de Paris (2015), des progrès sensibles ont toutefois été réalisés afin « d’internaliser ces externalités » en les rendant plus prévisibles, en les mesurant et en en limitant les effets. Ces risques sont désormais évalués sur les marchés financiers en fonction de critères ESG (Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance) et de labels ISR.  Malgré la vigilance des parties prenantes de l’entreprise, notamment des contrôleurs légaux, des agences de notation et des ONG, ces avancées réglementaires et normatives n’ont pas complètement desserré l’emprise financière cachée sur le management, comme en témoigne la polémique actuelle engagée sur les notions de matérialité financière et de matérialité à impact des risques sociaux et écologiques encourus par les entreprises et la planète. Les indicateurs de pilotage demeurent largement financiers, et certains objectifs, projets, financements et indicateurs ESG prétendument « verts », ne sont encore que « cosmétiques », ne relèvent que de l’intention ou de la simulation (Grandjean, Lefournier, Giraud, 2021)et d’un « activisme environnemental » (Gollier, 2019). Ils recouvrent ainsi une nouvelle forme d’invisibilité de l’emprise financière sur le management, dont les effets sont également sociétaux.

  • L’emprise cachée de la finance sur la société civile

L’emprise de la finance sur l’économie et l’entreprise a essaimé dans l’ensemble de la société occidentale, dans laquelle elle a provoqué de nouvelles fractures sociales et des peurs collectives.

La financiarisation a creusé des inégalités sociales selon les revenus, les patrimoines et les expositions aux risques sociaux (Milanovic, 2023 ; Piketty,2013), en raison d’une captation présumée des plus-values boursières et immobilières par une minorité qualifiée de « riche » ou « d’élite ». Ces inégalités ont introduit une nouvelle forme de « lutte des classes » entre les  néolibéraux et les populistes, et une polémique entre les économistes dits conventionnels et les économistes dits « non-alignés », « attérés » ou « décroissants » (Christophe, 2023). Les déséquilibres budgétaires entre les États européens ont également entraîné une fracture entre les « pays frugaux » du nord et les « nations dépensières » du sud.

La financiarisation a provoqué des peurs collectives   parmi les milieux privilégiées et les populations vulnérables, qui craignent de plus en plus les crises notamment systémiques (comme en 2008), les banqueroutes d’État, de banques ou d’entreprises – qui causent  des destructions d’emplois et des exclusions  sociales (Achille, Dontaine, 2022), mais qui provoquent aussi des krachs boursiers ou des hausses de taux d’intérêt (fermant l’accès à la propriété). Ces peurs sont de nature à susciter une angoisse collective et individuelle causée, selon Freud (1926), « par la crainte d’un danger latent inconnu » ou selon Le Blanc (2009), la peur de « devenir invisible ».

La critique de la financiarisation de la société a dévoilé la profondeur de son emprise. Le capitalisme financier hérité des écoles de Vienne (Hayek, Menger, Von Mises…) et de l’école de Chicago (Friedman, Stigler, Lucas…) est fondée sur une idéologie à fort pouvoir symbolique (Ambroise et al, 2016) un éthos nietzschéen reposant sur des valeurs de liberté et de rivalité, sur le paradigme de l’individualisme méthodologique (Kuhn, 1970), sur une rationalité quantitative et une métis calculatrice, au service d’un objectif de croissance économique (Badiou, Gauchet, 2014). Il est également doté d’une grande capacité d’innovation appliquée à ses systèmes (les SPAC, la cryptosphère…) et ses instruments (les options à court terme, les ETF bitcoins…). Mais cette emprise sociétale s’exerce aussi par le langage de la finance qui domine les échanges marchands et non marchands avec des heuristiques ambivalentes et des énoncés performatifs, comme actif/passif, bénéfices/pertes, valeur comptable/financière, actualisation /capitalisation, dette/crédit, investissement /désinvestissement, fusion/scission, intérêt/dividende, transaction/don, comptant /optionnel… (Lorino, 2019).

Les acteurs et observateurs ont le plus souvent prôné l’émergence d’un capitalisme « plus responsable et durable » (Cadet, Pluchart, 2022), mais depuis les années 2000, la révélation de ces invisibles a suscité de plus en plus de réactions contre le capitalisme financier et de propositions de modèles alternatifs. Les critiques ont principalement émané des opinions publiques occidentales – en quête de compensation – et ont été largement relayées – non sans exubérance sémantique – par les milieux politiques et économiques. Le capitalisme financier a été ainsi qualifié d’« illusoire » (de Larrosière, 2022),« d’insuffisamment inclusif » (Lazarus, 2022),« d’addictif » (Pharo, 2018), de « liquide » (Martinet, 2022), «  d’autoritaire » (Benquet,Bourgeron, 2021), « d’opaque » (Landier, Thesmar, 2010) , mais aussi… « d’épouvantail » (Bazot, 2022),de « monstrueux » (Laurent, 2021),  de« mensonger » (Bouleau, 2018), « d’infernal » (Ugeux, 2019) , « d’agonisant » (Jorion, 2011)…Certains auteurs   ont contribué à stimuler les imaginaires avec les « contes et légendes de la finance » (Diaz, 2023) et une mythologie parfois fondée sur des fantasmes :la « tyrannie des 15% » (rentabilité exigée par les actionnaires), l’annulation des dettes publiques, le comblement des déficits budgétaires par les « riches » ou les « milliardaires » … 

  • L’emprise cachée de la finance sur la vie quotidienne

            L’homme, de par son statut d’acteur social, est soumis au double effet en partie invisible, de la monétisation et de la financiarisation de sa vie courante. Cette face cachée de la finance domestique est une des dimensions les moins visibles de l’emprise de la finance.

La monnaie permet « d’intégrer l’homme dans la société » (Aglietta, Orléan, 1982). Elle permet, selon Freud, de « dépasser la loi du talion » de l’Ancien testament. Toute sa vie, l’homme concentre son attention et son énergie sur le symbole social de la monnaie présentée sous ses formes matérielle, scripturale ou numérique (grâce à la blockchain). La monnaie est appréhendée comme une institution et un « fait social total, » au « croisement de la dette, de la souveraineté et de la confiance » (Blanqué, 2008). La monnaie est la représentation symbolique de la valeur d’un objet plutôt que sa valeur elle- même (Marseille, 2009). Elle est  pour l’homme un artefact ou un leurre « ouvrant sur tous les possibles » et « stimulant son  imaginaire » (Castoriadis, 1975). Mais elle contribue aussi à aliéner « l’homme consommateur et producteur » au mythe de l’argent (Bruckner, 2016).

Par la monétisation de ses pratiques quotidiennes, l’homme tombe sous l’emprise de la finance. A chaque moment-clé de son existence (achat d’un logement, d’un véhicule, paiement d’études ou de soins…), il devient un « homme endetté ». Selon   Deleuze et Guattari (1980), l’octroi et le coût du crédit ne dépendent pas que du marché financier, ils reposent aussi sur une appréciation subjective de la capacité de remboursement de la dette du débiteur, et donc, sur une anticipation de ses capacités de production et d’épargne, sur un jugement moral sur son mode de vie. Cette appréciation varie selon l’expérience et la personnalité du prêteur : « Les évaluations ne sont pas des valeurs en soi, mais résultent des manières d’être de ceux qui jugent suivant des principes moraux », selon Deleuze et Guattari. L’ouverture d’un crédit – et donc la création de monnaie – repose sur un jugement moral caché par des normes financières.

« L’homme endetté » est soumis à une forme de panoptisme organisé par les banques et par le fisc, par des enquêtes sur son patrimoine et ses revenus, des questionnaires sur ses goûts et désirs, des diagnostics de sa situation financière, des analyses comportementales, des surcoûts en cas d’incident de paiement, des sommations de saisie et des sanctions en cas d’impayés, de menace de déchéance sociale… Deleuze montre que « l’homme fauve » a été transformé en « homme évalué et asservi», à la fois « prévisible, régulier et calculable ». Lazzarato (2004) en déduit  que « l’économie digitale – avec ses « boites noires » ou ses « robots financiers » eux même invisibles –  est un « avatar de l’économie de la dette ».

Cette situation permanente « d’homme endetté » exige « un travail sur soi » selon Deleuze, ou un « gouvernement de soi » selon Foucault. La crise immobilière (dite des subprimes) de 2007-2008 a sanctionné les « hommes endettés » coupables de n’avoir pu effectuer ce travail et de n’avoir pu honorer leurs dettes. Lazzarato (2004) étend cette logique implicite des établissements de crédit à l’Etat- providence, auprès duquel les citoyens contractent  une dette fiscale et sociale dès leur naissance, la « dette générationnelle » ou la « dette de vie » .

  • Discussion et conclusion

Cette méta-analyse montre que l’emprise de la finance – ou plutôt de la financiarisation – de l’économie et de la société s’exerce par des   voies à la fois institutionnelle, réglementaire, normative, empirique…, mais aussi par une idéologie, un langage, des véhicules et des pratiques empruntés aux milieux monétaire et financier.

Ces facteurs sont d’autant plus implicites et l’emprise semble être d’autant moins visible lorsqu’elle porte sur des terrains apparemment éloignés de la finance :  économie publique, économie de la santé, économie territoriale, économie sociale et solidaire, économie domestique…

Les réflexions précédentes révèlent également que plus les régulateurs s’efforcent de desserrer l’emprise de la finance et de réduire son invisibilité et plus ils en engendrent de nouvelles formes.  Plus les entités et les pratiques financières sont volontairement cachées, plus elles suscitent d’affects collectifs et individuels. L’invisibilité consciente génère ainsi une invisibilité inconsciente. Plus les milieux financiers se montrent créatifs, plus leurs activités font l’objet de régulations, et inversement. Suivant la logique  du  triangle symbolique de Lacan (1964), plus le symbolique de la finance s’enrichit, plus sa réalité devient inconnaissable et l’imaginaire de ses acteurs  devient exubérant.

Ce constat apparemment paradoxal vient confirmer la représentation, proposée par Morin (1977), des phénomènes complexes couvrant plusieurs champs socio-économiques et psychologiques. Elle révèle que l’emprise de la finance est régie par des principes à la fois systémiques (le tout est plus que la somme des parties), dialogiques (les parties interagissent entre elles), récursifs (l’effet agit sur la cause) et hologrammatiques (le tout est lui-même dans chaque partie).

Il apparaît donc que seule une approche pluridisciplinaire et une vision déclinée aux niveaux de la société, des organisations et de la personne, devraient contribuer à mieux percevoir et éclairer les invisibles de l’emprise de la finance.

Références

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(communication de J-J.Pluchart au congrès 2023 de l’Institut Psychanalyse et Management)

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