(Chronique en 4 parties rédigée par Jean Jacques Pluchart)
3 – Vers des méthodes spécifiques de calcul de la valeur durable
Les approches spécifiques de la valeur de l’entreprise durable impliquent dans certains cas une mesure des impacts par projets ou par opérations. Desreumaux & Brechet (2018) constatent que l’entreprise est « un projet collectif avec un statut de bien commun, dont la mission est de développer des projets créateurs de valeur financière, sociale, sociétale et environnementale ». Le projet ou le programme serait un niveau de granularité plus adapté que l’ensemble de l’entreprise ou de son écosystème, pour analyser et contrôler la chaîne d’impacts des activités productives et marchandes. La mise en œuvre de cette démarche requiert une gouvernance adaptée de l’entreprise, mobilisant tous ses acteurs sous l’autorité de sa direction générale et des responsables de ses projets, assistés d’un comité d’impact associant les parties prenantes concernées.
L’application d’une méthodologie fondée sur une étude randomisée et contrôlée permet de distinguer la valeur financière créée par un projet standard (ou de référence) strictement aligné sur les lois et les normes en vigueur, et la valeur socio-économique engendrée par les impacts sociaux, sociétaux et environnementaux, à la fois positifs et négatifs, de ce projet. Ces valeurs étant monétisées, elles sont consolidables à différents niveaux (domaines d’activité stratégique, ensemble de l’entreprise, écosystème, secteur d’activité), afin de permettre des comparaisons homogènes et éclairantes. L’analyse systématique des écarts entre les prévisions et les réalisations constitue à la fois un outil opérationnel d’aide à la décision et un indicateur-clé (KPI) de reporting de durabilité.
La valorisation des impacts fait appel aux métriques proposées notamment par le GIEC, France Stratégie, le BLab, la World Weighted Accounts Alliance, la base IRIS+ (gérée par le GIIN) …, qui établissent des projections du prix du carbone, des valeurs des effets du bien-être, des prix de la vie humaine, des coûts de la carence de diplômes, des effets du dérèglement climatique, du recyclage des déchets…
La mesure d’impact comporte toutefois des limites inhérentes aux difficultés de définir les logiques sous-tendant certaines chaînes d’impact (notamment sociétales et de gouvernance) et de fixer certaines hypothèses de calcul (horizons et étendues des impacts, métriques applicables à certains impacts, taux d’actualisation applicables aux flux…). Les recherches actuellement engagées par plusieurs laboratoires publics et privés pourraient permettre à terme de lever certaines de ces incertitudes.
L’impact carbone (ou impact gaz à effet de serre)
La plupart des entreprises industrielles privilégient la gestion de la transition énergétique et la lutte contre le réchauffement climatique, qui recouvrent: les économies d’énergie, la préservation des énergies non renouvelables et les CCUS (Carbon Captage, Utilization and Storage)[1], en application de la loi française Transition Energétique pour la Croissance Verte (TECV). Les responsables des impacts établissent des « bilans carbone » prévisionnels pour chacun de leurs projets, à l’aide des guides méthodologiques publiés notamment par l’ADEME (Agence de Développement et de Maîtrise de l’Energie), l’Association Bilan Carbon, la norme ISO 14064-1 et le GHG protocol.
Le principal indicateur de pilotage et de reporting porte sur la Valeur Actualisée Nette (VAN) globale du projet, qui se décompose comme suit :
VAN standard du projet + VAN additionnelle + VAN des impacts du projet
avec :
- VAN standard du projet conforme aux règles et aux normes socio-environnementales en vigueur, mais en l’absence d’investissement spécifique relevant des CCUS 1
- VAN additionnelle = supplément éventuel de marge entre les ressources et les débouchés décarbonés
- VAN de l’impact carbone = volumes annuels de carbone évités x hypothèse de prix à long terme de la tonne de carbone
Cette méthode s’organise en quatre étapes destinées à :
- déterminer le périmètre des impacts (« empreinte carbone ») et leurs durées de vie qui dépendent de la longévité des équipements de CCUS ;
- classer les facteurs d’émission de GES en fonction de leurs enjeux et identifier les procédés de dé-carbonisation ;
- valoriser les émissions de GES en fonction des types de ressources à partir des données (unités physiques et monétaires) auprès de l’ADEME (Basecarbone ®), des fournisseurs et des sous-traitants ;
- planifier les actions et publier le bilan carbone®
La valorisation des impacts implique de :
- classer les émissions directes (scope 1) issues des procédés CCUS, les émissions indirectes (scope 2) dues aux utilités, et les émissions indirectes (scope 3) engendrées par les fournisseurs et les sous-traitants;
- déterminer les hypothèses et les méthodes de calcul des impacts des émissions ;
- calculer les économies réelles et potentielles du projet sur la base des écarts entre les émissions de GES avant et après dé-carbonisation (grâce à la comptabilité carbone) ;
- consolider les projections dans le bilan carbone ® ;
- construire et comparer le profil GES ® de l’entreprise ;
- vérifier l’alignement entre le projet et le business plan de l’entreprise (suivant un protocole ACT ®).
La valorisation des impacts rencontre cependant des problèmes suscités par :
- l’incertitude attachée à certaines hypothèses : la valeur à long terme de la tonne de carbone , le seuil de rentabilité des investissements bas carbone, la valeur du capital immatériel (apports de compétences, gains d’image …, engendré par la dé-carbonisation ;
- l’hétérogénéité des données issues de la base carbone de l’ADEME et des rapports du GIEC (il n’existe pas de métrique officielle);
- l’imprévisibilité des horizons des projections, notamment longévité et variabilité des émissions.
Cette procédure est transposable à d’autres émissions, comme celles d’oxyde de soufre (SO2), d’oxyde d’azote (NO2), de particules fines…
Les impacts sur la biodiversité et sur l’environnement
Dans le domaine environnemental, les entreprises engagent des actions principalement en faveur de la biodiversité, de la réduction du bruit et de la protection de l’eau, de l’air et des sols (Badré, 2011) .
La préservation de la biodiversité recouvre, par importance décroissante, « l’utilisation des terres et des mers, l’exploitation des ressources végétales, les changements climatiques, les pollutions et les espèces exotiques envahissantes » (Chevassus-au-Louis , 2009). La correction des impacts sur la biodiversité implique des actions de la part de l’entreprise notamment en faveur :
- de la préservation des ressources naturelles épuisables
- de la reconstitution de la faune (repeuplement…) et de la flore (reboisement…)
- de la dépollution de l’air, de l’eau et des sols
- du recyclage des déchets.
L’empreinte biodiversité de l’écosystème de l’entreprise, ainsi que les gains et les coûts marginaux entraînés par les actions, ainsi que les risques (juridiques, financiers, d’image) encourus en cas d’inexécution, sont mesurés à l’aide d’indicateurs comme l’indice MSA (Main Species Abundance), des métriques issues de benchmarks, comme l’IPBES (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique pour la biodiversité et les services écosystémiques), le GBS TM (CDC Biodiversité) et/ou des guides émanant d’associations professionnelles (comme celui du club Développement Durable de l’ordre des experts-comptables) et/ou des normes NF X 32-001 et IFRS S1 et S2. La méthode de calcul VET (Valeur Economique totale) est peu appliquée (Huet & Pignede, 2023).
Les autres risques climatiques (physiques, de transition, de responsabilité) encourus par l’entreprise sont généralement évalués en fonction des dommages non assurables estimés pour elle-même, la société et la planète.
Les impacts sociaux
Les impacts de l’organisation et des activités de l’entreprise sur ses personnels, fournisseurs et sous-traitants, portent principalement sur :
- la sécurité et la santé au travail
- les conditions de travail et le bien-être au travail, la rotation du personnel
- la diversité et les discriminations (genre, race, handicap…) dans le recrutement, les promotions et les rétributions
- le capital humain (connaissances et compétences) conditionné par la formation, la recherche et l’employabilité durable
- le climat social …
Ces impacts sont difficilement mesurables. Les externalités des actions (ou de l’absence d’actions) en faveur de la sécurité et la santé au travail, sont mesurés, au moins partiellement, en fonction d’hypothèses d’accidents du travail et maladies professionnelles. Leurs coûts sont engendrés par la modernisation des équipements, l’augmentation des primes d’assurance et/ou la couverture de risques d’accidents, d’image et/ou de climat social.
Les impacts positifs des conditions de travail et du bien-être au travail, la diversité et la lutte contre les discriminations sont valorisés par des gains de productivité et d’image. Ils sont notamment mesurés en fonction des normes SA 8000 et AA 1000.
Les impacts des actions en faveur de la formation (notamment diplômante), la recherche et l’employabilité durable, sont mesurés en termes de gains de productivité, d’attractivité de l’entreprise sur le marché du travail et d’image de l’entreprise auprès des parties prenantes.
Une approche de ces impacts par l’empreinte sociale tend à s’imposer. Elle vise à couvrir tous les impacts sur « l’emploi, l’employabilité, la diversité et les comportements citoyens » dans le cadre de l’écosystème humain de l’entreprise (Nibourel, 2011).
Les impacts sociétaux et de gouvernance
Les externalités sociétales et de gouvernance sont difficilement identifiables et valorisables. Elles devraient logiquement influencer la valeur durable de l’entreprise notamment en fonction:
- du degré d’indépendance et d’équité de sa gouvernance
- de l’alignement de sa stratégie sur les ODD
- de ses actions en faveur du mécénat, de la philanthropie, du bien commun
- de sa participation aux initiatives locales (degré d’enracinement)
- de son respect des droits de l’homme…
Selon l’Observatoire de l’Immatériel, un engagement de l’entreprise jugé insuffisant par ses parties prenantes risque d’entraîner une perte d’attractivité auprès de ses fournisseurs, clients et personnels, et le cas échéant, des menaces de boycott (purpose bashing) de ses produits. L’organisation de sa gouvernance (structure duale Président/DG, équilibre H/F, administrateurs indépendants, comités de contrôle, d’éthique, RSE…) est de plus en plus surveillée.
Ces facteurs étant largement interdépendants, ils impactent l’ensemble de la valeur durable de l’entreprise et font plutôt appel aux modèles globaux analysés précédemment.
Ces approches spécifiques de la valeur durable soulèvent également des difficultés en raison des recoupements entre certaines empreintes (carbone-biodiversité, sociale-sociétale…) et des synergies entre certains impacts (bien-être au travail, climat social, image de l’entreprise ; gouvernance et sociétal…).
En conclusion, cette revue méthodologique révèle la diversité, la réfutabilité et la difficulté d’application de la plupart des modèles de mesure des impacts ESG des activités des entreprises. La plupart de ces modèles n’ont pas encore été suffisamment testés par les experts et reconnus par les parties prenantes. Il apparait également que certains concepts sous-tendant ces modèles – comme ceux de valeur durable, globale, environnementale, sociale, sociétale…) – ne sont pas encore scientifiquement validés. Ils justifieraient d’être soumis notamment à la méthode d’analyse critique proposée par Edmans (2023), selon laquelle : « a statement is not a fact, a fact is not a data, data is not evidence, evidence is not proof ».
Références
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[1] les CCUS recouvrent plusieurs techniques plus ou moins couteuses : géothermie profonde, production d’hydrogène, transformation chimique ou biologique.,