La productivité de l’IA générative est-elle (vraiment) mesurable ?

Chronique rédigée par Alain Brunet

« Nous savons plus que nous ne pouvons dire. » Le paradoxe de Polanyi[1] semblait être le meilleur rempart contre la disparition annoncée d’un nombre croissant de métiers (quatre métiers sur cinq seraient impactés  par l’IA selon une étude de l’université de Pennsylvanie), voire leur substitution par des robots[2]. En effet, le travail cognitif effectué par les individus pour se frayer un chemin dans la multitude de procédures, de règles et de conventions, parfois ambiguës, qui s’imposent à la pratique n’est pas toujours conscient. Dans des situations nouvelles, nous ne connaissons pas et ne pouvons pas connaître les règles (en admettant qu’elles existent) qui déterminent les effets dus à des causes qui nous échappent.

Le paradoxe de Polanyi semblait être jusqu’à présent un obstacle insurmontable : si aucune entité ne connaît les règles au moyen desquelles les humains font ce qu’ils font, comment pourrait-on créer un système informatique pour les imiter ?

Coup de tonnerre dans le monde de l’IA ! Le point décisif de rupture se situe en mars 2016.

Le jeu de go est le seul qui n’avait pas encore été vaincu du fait de sa complexité algorithmique. Le Jeu de stratégie pure posséde un nombre de positions possibles supérieur au nombre d’atomes présents dans l’univers observable ; il n’est pas possible d’écrire un programme déterminant les stratégies gagnantes puisque aucun humain n’est en mesure de les énoncer. Pourtant, Lee Sedol, considéré comme le meilleur joueur du monde, véritable mémoire vivante, dépositaire d’un jeu à la fois « intuitif, imprévisible, créatif, intensif, sauvage, complexe, profond, rapide et chaotique » est vaincu par AlphaGo, conçu par une équipe de Google DeepMind, entreprise londonienne dirigée par David Silver.

Le dépassement du paradoxe de Polanyi a bien eu lieu.

Il est fascinant de constater que cet événement va bien au-delà d’une simple révolution technologique qui bouleverserait les équilibres rituels de l’entreprise.

A Davos en ce début d’année, il est acquis que l’IA générative va révolutionner l’économie mondiale (même si selon Yann LeCun, pionnier de l’IA, nous ne sommes pas en face d’une vraie révolution). Bill Gates assure que les gains de productivité pour les cols blancs sont spectaculaires : « C’est l’avancée la plus significative en matière de productivité de mon vivant », rajoute-t-il.

Comment un chef d’entreprise peut-il rester insensible à une telle affirmation lorsque l’on sait la productivité a fortement baissé ces quinze dernières années dans la zone euro.

Une évaluation du gain qui reste significative, mais localement…

Il est vrai que contrairement à d’autres technologies comme la blockchain, l’IA g est très simple à mettre en œuvre et la hausse de productivité mesurée localement est souvent spectaculaire : citons cette start-up qui développe en deux semaines un logiciel qui nécessitait six mois en temps normal, grâce à une solution de génération de langage naturel (LLM). Les gains d’outils de bureautique comme Copilot seraient de l’ordre de 10 à 25%.

Des freins à l’adoption généralisée de l’IA g existent cependant. Les entreprises se recentrent sur le développement de modèles de langages plus légers entrainés par leurs données « maison » pour se prémunir d’erreurs coûteuses dues à la mauvaise qualité des données d’entrée.

Si les grands groupes ont bien compris l’intérêt d’un déploiement généralisé de l’IA g, ils montrent donc une certaine prudence en concentrant leurs efforts sur des modèles pilotes. Trois raisons à cette frilosité : (i) on ne connaît pas exactement le coût des IA g et encore moins le ROI, (ii) il existe des inconnues réglementaires associées à la protection de la vie privée (notamment pour les banques), (iii) le coût social de leur déploiement reste à établir.               

Les risques l’IA générative sur l’engagement des salariés

Gilles Babinet auteur de « Green IA – l’intelligence artificielle au service du climat » nous indique que les gains de productivité annoncés par les grands cabinets internationaux sont évalués de 2% par an à 6% par an dès 2028 avec pour effet collatéral une disparition annoncée de 50% des emplois d’une décennie sur l’autre, chiffre constant qui, au-delà des déviances dystopiques que suscitent l’IA, n’est pas de nature à susciter un engouement aveugle des salariés.  

Ce n’est donc pas un hasard si une étude récente du BCG montre que les salariés français sont près d’un tiers à être préoccupés par l’introduction de l’IA g, loin devant les autres pays. Il n’est pas certain que les acquisitions que l’on voit fleurir dans le secteur de la « HR Tech » qui font miroiter une hausse de productivité de 30 à 40% pour trouver – selon l’expression consacrée – « les meilleurs talents », soit plébiscitées, même si la mesure de l’engagement des salariés fait partie intégrante de leur business.

Pour Marie Lacroix et Gaëtan de Lavillon, cofondateurs de CogX, l’IA g impacte sensiblement notre besoin de contrôle (traduction de l’aversion de l’individu au risque et à l’incertitude). Il y a danger à privilégier l’allocation des tâches simples à une IA, alors qu’elles participent aux rituels cités plus haut. Ce sont ces tâches qui déterminent le sentiment de contrôle et la santé mentale de nombre de salariés. Les directions métier SI et RH sont instamment invitées à anticiper les conséquences des migrations vers l’IA g sur la motivation des salariés.     

D’un paradoxe à l’autre : le paradoxe de Solow  

Nous venons de le voir, les gains de productivité ne se rapportent pas exclusivement à l’outil mais également à la valeur créée, les non qualités évitées et surtout à l’adhésion des individus. Etienne Grass, enseignant à Science Po. se demande si nous n’allons pas revivre le paradoxe de Robert Solow lorsque ce dernier prétend dès les années 80 : « Vous pouvez voir des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de productivité ». Ce qui ne peut que nous interroger sur la réalité des gains dus à l’IA g. Ceux-ci seraient selon l’économiste Daron Acemoglu 10 fois moins importants que ce qui est annoncé pour justifier un hypothétique point de supplément de croissance annuelle.    

Pour aller plus loin :

Acemoglu D., The Simple Macroeconomics of AI, Massachusetts Institute of Technology, 2024

Erick Brynjolfsson et Andrew McAfee (2018), Des machines, des plateformes et des foules – Maîtriser notre avenir numérique, Odile Jacob, 2018.

Grass E, IA : Han Solo vs Robert Solow | Les Echos

Lacroix M. et G. de Lavilleon, Les impacts de l’IA sur les salariés Comment anticiper les impacts de l’IA générative sur la motivation des équipes ? | Les Echos


[1] En 1966, le Hongrois Michael Polanyi expliquait dans le « paradoxe » éponyme pourquoi les machines étaient imbattables pour certaines tâches, mais totalement inefficaces pour d’autres.

[2]  A titre d’exemple, depuis qu’il a été avancé que les médecins et les juristes allaient être remplacés par des robots après que Richard Susskind eut annoncé l’obsolescence d’une bonne partie de l’activité des avocats, l’inquiétude grandit dans la communauté juridique. 

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