HOMMAGE à M. BARNIER

Très tôt élu de la Savoie, Michel Barnier organise en 1992 : avec Jean-Claude Killy les XVIe Jeux olympiques d’hiver à Albertville. Avec ses expériences de ministre, puis de Commissaire européen, il devient en 2016 le négociateur de l’Union européenne pour le Brexit. Le 5 septembre 2024, il est nommé Premier ministre.

Michel Barnier est également un auteur accompli. Il a publié plusieurs livres, dont « La grande illusion – Journal secret du Brexit (2016-2020) ». La chronique de son dernier livre a été publiée dans la Pensée économique française – Les nouveaux enjeux (années 2016-2022).

Nous vous proposons de découvrir dans cet hommage l’entretien en 2008 au Sénat entre Michel Barnier, alors ministre de l’Agriculture et de la Pêche, et Jean-Louis-Chambon (Président à cette époque de la FNCD).

Entretien exclusif entre Michel Barnier, ministre de l’Agriculture et de la Pêche, et Jean-Louis Chambon, président de la FNCD, au Sénat sous le patronage de Xavier Bertrand, 26 mai 2008
Jean-Louis Chambon : Monsieur le Ministre, permettez-moi tout d’abord, de vous remercier d’avoir bien voulu honorer de votre réflexion et de votre participation le 60ième anniversaire de la Fédération Nationale des Cadres Dirigeants qui tient ses assises sur le thème « Les nouveaux champs de responsabilité des dirigeants ».
 
Michel Barnier : Merci à vous Monsieur le Président Chambon et au Président de l’Académie de votre invitation. Pardon d’ailleurs à tous ceux qui nous écoutent de ne pas être physiquement parmi vous à l’occasion de votre colloque, mais je me trouve aujourd’hui en Slovénie pour un conseil informel des Ministres de l’Agriculture et de la Pêche car la Slovénie fait un très grand travail pour la présidence qu’elle assume aujourd’hui et elle prépare – elle nous aide à préparer – la présidence française qui va débuter dans quelques jours. Sinon, je suis heureux de vous faire part de quelques réflexions à l’occasion de ce colloque des cadres dirigeants, même si cela peut paraître un peu paradoxal ou incongru que le ministre de l’agriculture soit votre invité pour ce dialogue…
Est-ce finalement incongru ? Au fond, pas tellement quand on se souvient qu’à l’origine ce sont les cadres dirigeants des organisations professionnelles agricoles qui ont été dans l’action pour créer cette fédération. Ce n’est finalement, pas très étonnant puisque j’ai toujours été frappé, aujourd’hui comme leur ministre et avant même dans mes précédentes fonctions, par ces cadres dirigeants des organisations professionnelles agricoles qui ont été à la fois très professionnels, très en avance et en synergie avec leur temps et, en même temps, soucieux de garder leur âme.
 
Jean-Louis Chambon : Monsieur le Ministre, alors que le champ des responsabilités des dirigeants s’est très nettement élargi, et précisément au cours de ces dernières années, quelles sont vos réflexions sur ce sujet ?
 
Michel Barnier : Je ne veux pas et je ne peux pas donner de leçons, mais j’ai eu de nombreux contacts avec beaucoup de cadres dirigeants dans mes précédentes fonctions et aujourd’hui encore ; un commissaire européen travaille évidemment avec des entreprises privées ou publiques, rencontre et travaille avec des cadres dirigeants.
 
J’ai d’ailleurs eu, avant de redevenir ministre de l’agriculture il y a quelques mois, l’occasion de travailler pendant un an et demi dans un grand groupe privé dirigé par Alain Mérieux et donc d’être au milieu des cadres dirigeants et de beaucoup d’autres salariés.
 
Cela ne me donne pas le droit de donner des leçons, simplement de bien voir quelles sont les exigences pour toutes celles et ceux qui sont des cadres dirigeants. D’abord l’exigence de préserver ce qu’on appelle, ce que vous appelez, votre employabilité c’est-à-dire vos compétences, votre capacité de rester dans la course, dans le temps, de préserver cette connaissance, cette curiosité, cette volonté de se former en permanence pour préserver son employabilité.
 
Un deuxième risque que coure tout cadre dirigeant, comme d’ailleurs tout ministre, c’est celui d’être solitaire, de gérer solitairement sa mission et ses fonctions alors pourtant qu’il convient aussi de rester dans un jeu collectif même si, finalement, c’est lui qui doit décider en dernier ressort.
 
Enfin, une chose que je peux dire, parce que je l’ai vécu et que cela reste pour moi une leçon durable, quand on dirige une entreprise, grande ou petite, ou que l’on participe à sa direction, je crois qu’il faut toujours s’efforcer de relever la ligne d’horizon. Je crois que les gens qui travaillent dans une entreprise ont besoin de jeux collectifs, de fierté collective et de savoir sur quelle route ils sont.  Et ça, c’est le cadre dirigeant qui doit dire ce qu’il y a au bout de la route ou quelles sont les étapes sur la route et donc de travailler sur un projet d’entreprise et de faire en sorte que chaque collaborateur, sous son autorité, ait le sentiment de réussir individuellement à travers un projet collectif qui réussit.
 
Jean-Louis Chambon : Vous parlez d’horizon ; l’horizon s’est élargi pour les chefs d’entreprise, notamment, l’horizon européen. Vous savez que nous avons rassemblé dans notre fédération, notamment au cours de la dernière décennie, un certain nombre de réseaux très opérationnels dans le domaine européen, en particulier les avocats lobbyistes européens regroupés dans le réseau Eurolaw et l’Académie des sciences et techniques comptables et financières puisque son réseau dépasse très largement les frontières de l’Europe. Alors est-ce que vous pensez qu’une culture européenne pour les dirigeants soit de nature à favoriser cette avancée, ce que l’on espère tous, de l’Europe.
 
Michel Barnier : Pour les entreprises, et notamment ceux qui les dirigent, il y a un double horizon nouveau, une double frontière nouvelle ; d’abord sur le fond, avec des sujets nouveaux que l’on traite, des sujets auxquels une entreprise doit être attentive et très réactive, en capacité d’adaptation ; ce sont ces nouveaux sujets qui sont fondamentaux.
Je pense, par exemple, au développement durable, aux enjeux écologiques à la fois dans le fonctionnement de l’entreprise et dont la manière dont on parle aux clients et aux consommateurs. Quand on fabrique des produits, ces exigences du développement durable, ce que j’appelle l’éco-croissance (l’écologie comme un facteur de croissance nouvelle), une croissance plus qualitative, sont évidemment une exigence nouvelle, une nouvelle frontière pour les entreprises. Il y en a d’autres, sur le plan de la citoyenneté, des relations sociales, du dialogue qu’on veut avoir avec ses propres salariés ; en tout cas, ce dont je suis sûr c’est que pour toutes les entreprises les enjeux liés au réchauffement climatique, donc au développement durable, sont fondamentaux et doivent faire partie de la stratégie de l’entreprise.
 
Alors, ces enjeux-là on doit naturellement les aborder y compris au niveau européen. Je vis comme le ministre d’une politique qui est totalement européenne, qui est la première grande politique économique de l’Europe (la PAC). Je pense que notre avenir est là et que si l’on se repli, si l’on se recroqueville, nous sommes « fichus ». C’est vrai pour une entreprise, c’est vrai pour un pays et même pour des régions ; donc je veux encourager les dirigeants à acquérir, s’ils ne l’ont pas déjà, cette expertise, cette expérience européenne, à tisser des liens, des relations avec des entreprises partenaires – parfois concurrentes – dans des fédérations, dans des groupements.
 
Agir ensemble à Bruxelles. On fait toujours « bouger des lignes » quand on va à Bruxelles. C’est là que je détermine, éventuellement, pour les entreprises de cadre général de la norme, les règles dans le cadre du marché intérieur en particulier. Donc oui, être à Bruxelles, y être ensemble sans arrogance mais avec professionnalisme, ensemble avec les entreprises qui ont les mêmes soucis, qui font partie du même secteur, si l’on peut, dans une dimension européenne pour ne pas être balayé dans le monde de demain.
 
Je suis convaincu que sur le plan politique ou sur le plan économique le risque, pour nous européens, pour nous français, c’est d’être dans vingt-cinq ans sous-traitants ou sous influence de l’économie et de la politique chinoise, américaine ou russe ; cela n’est pas acceptable. Comment résister à cela, faire entendre sa voix ? C’est en étant passionnément patriote, fier de ce que l’on est, soucieux de garder notre propre différence par rapport aux autres mais ensemble en « mutualisant » le niveau européen.
 
Jean-Louis Chambon : Monsieur le Ministre vous savez que notre fédération, vous le rappeliez en début d’entretien, à ses racines du côté des organisations professionnelles agricoles qui sont adossées à un mode de gouvernance original : le mutualisme et la coopération… Pensez-vous que ce type de gouvernance puisse être, sinon une alternative, du moins un exemple sur lequel réfléchir par rapport à ces questions de gouvernance et de « dirigeance » qui se posent un peu partout sur la planète ?
 
Michel Barnier : J’ai employé à l’instant le mot de mutualisme, de mutualisation à propos de l’Europe parce que c’est celui qui me paraît le mieux symboliser ce que nous faisons depuis cinquante ans dans le projet européen ; vingt-sept nations, grandes ou petites, chacune gardant sa différence, sa langue, son identité, sa culture et nous tenons à ces différences. Néanmoins, nous sommes ensemble : on mutualise, on partage, y compris une partie de notre souveraineté.
 
Est-ce que c’est transposable stricto sensu dans toutes les entreprises ? Sûrement pas. Mais je pense que cette stratégie, cet état d’esprit, cette culture du mutualisme est utile dans beaucoup de circonstances ; je viens de le dire à propose de l’Europe et cela est également vrai dans beaucoup d’entreprises même si elles n’ont pas juridiquement un caractère mutualiste. En tout cas, cela signifie que chacun apporte ce qu’il est – et garde ce qu’il a – garde ce qu’il est mais apporte au « pot commun », investit dans un esprit commun, dans une action commune, une partie de ce qu’il est ; plutôt que chacun chez soi, ou chacun pour soi. C’est, je sais, la tradition et la force du mutualisme dans l’agriculture, dans l’économie agricole française…
 
Je vois d’ailleurs dans d’autres pays aussi des formes comparables ; je pense que cet état d’esprit-là on peut le retrouver parfois d’une autre manière dans les entreprises privées ou publiques.
 
Jean-Louis Chambon : Ces valeurs que vous soulignez, en parlant du mutualisme, peuvent-elles représenter, selon vous, une forme de réponse à cette problématique du dirigeant face à l’opinion ou en voyez-vous d’autres ?
 
Michel Barnier : Il est clair qu’une entreprise qui est construite sur le mutualisme, ou sur la mutualisation, n’a pas ou ne peut pas avoir le même état d’esprit que celui qu’on retrouve dans des entreprises qui ne sont construites que sur la base ou sur la tradition du capitalisme financier le plus libéral. Il y a un autre état d’esprit, il y a une autre attention portée aux salariés de l’entreprise et, probablement, une attention portée aux personnes de l’extérieur ; l’entreprise mutualiste est, davantage que d’autres probablement, une entreprise citoyenne.
 
Encore une fois je pense qu’au-delà du statut juridique, une entreprise et ceux qui la dirigent, les cadres dirigeants, doivent s’inscrire dans une démarche citoyenne. Ils ne peuvent pas être indifférents à ce qui se passe autour d’eux, ce n’est pas leur intérêt. Bien sûr il faut qu’une entreprise fasse du profit, qu’elle le fasse sans état d’âme, mais qu’elle sache aussi partager ce profit ; c’est ça la création de richesse, de l’économie et de la croissance.
 
C’est le rôle premier d’une entreprise grâce, également, au travail de ses collaborateurs et il faut qu’elle y soit aussi attentive. On retrouve à coup sûr cet état d’esprit dans les entreprises bâties sur le mutualisme, mais pas seulement. Je pense qu’une entreprise doit être citoyenne aujourd’hui.
Jean-Louis Chambon : Monsieur le Ministre je voudrais vous remercier une nouvelle fois pour votre accueil et vos réflexions et vous dire, au nom de tous les participants, combien nous avons été honorés de votre intervention. Nous espérons vous revoir pour notre 61ème anniversaire !
 
Michel Barnier : En tout cas je vous remercie de votre attention, à chacune et à chacun, et vous souhaite un bon colloque. Je suis que vos travaux ont été fructueux et j’espère avoir un peu plus de temps l’années prochaine pour venir vous saluer. En tout cas bon travail à tous et merci de votre attention.

© 2023 Created with Royal Elementor Addons