De l’autorité disciplinaire à l’autorité délibérante (1ere partie)
Jean-Claude CASALEGNO
Professeur émérite à l’ESC Clermont
Membre de l’Institut Psychanalyse & Management
Le management se présente aujourd’hui comme un ensemble de méthodes fonctionnelles et rationnelles visant à optimiser l’efficience collective des organisations, dans les quatre espace-temps du management bien identifiés par Octave Gélinier (Gélinier, 1976) : opératoire, organisationnel, stratégique et culturel.
- Les hypothèses de la recherche
Mais derrière cette façade technicienne et cette neutralité instrumentale, se cache une autre réalité. En réduisant le management à un simple levier de performance, on occulte ses dimensions symbolique, politique et anthropologique. Cette vision réductrice, largement diffusée dans les grandes écoles et les universités par les manuels d’inspiration anglo-saxonne centrés sur les « comportements organisationnels », tend à faire oublier que le management est aussi un vecteur de production de normes, de rapports de pouvoir et d’imaginaires sociaux.
Nous faisons l’hypothèse que cette conception du management est le produit d’une double réduction : épistémologique, en ramenant la complexité du management à des outils opératoires, et anthropologique, en niant leurs interdépendances avec les forces économiques et sociales qui les surdéterminent. En retraçant l’évolution des formes managériales depuis le milieu du XIXe siècle, cette recherche propose deux hypothèses complémentaires :
- Le management est porteur de nombreux « impensés », rarement interrogés dans les approches dominantes. Ces angles morts évacuent notamment les questions :
- de l’autorité définie par Hannah Arendt comme « la capacité à obtenir l’adhésion sans recourir ni à la force ni à la persuasion » (Arendt, 1954) ;
- du pouvoir que Weber (1922) présente comme « la capacité à influencer autrui », potentiellement par « la contrainte et ou la séduction ; de la domination symbolique intériorisée à travers les codes, les habitus et le capital culturel qui ont façonné l’individu à travers son parcours social » (Bourdieu, 1979) ;
- de la soumission à l’autorité par un rapport de subordination et son consentement dévoilés par Milgram et interrogé bien avant par La Boétie ;
- de l’emprise largement dénoncée par Emanuel Diet, Vincent de Gaulejac (1991), Max Pages et Eugène Enriquez.
(Autant de dimensions qui montrent que l’exercice managérial engage bien plus que la seule efficacité des processus : il mobilise des ressorts profonds liés à la place de l’autorité dans nos sociétés). - Le management est une « discipline contingente », profondément façonnée par les contextes socio-économiques, les imaginaires collectifs et les rapports de production dans lesquels il s’inscrit. Son histoire est indissociable de celle des mutations du capitalisme, des formes d’organisation du travail et des représentations sociales de l’entreprise.
Dans cette perspective, et à la suite de Roland Barthes (1957) et Cornelius Castoriadis, 1975), nous proposons de considérer le management comme un « imaginaire institué » : un ensemble de représentations stabilisées qui donnent sens à l’organisation du travail, à l’autorité et à la coopération. Le management fonctionne comme une mythologie contemporaine : il ne se contente pas de structurer des pratiques, il produit des récits, des figures (le « « leader inspirant, « l’entreprise libérée », « l’innovation agile » …), et des normes qui façonnent les subjectivités et les comportements.
En tant que miroir des sociétés contemporaines, il reflète leurs tensions, leurs croyances, leurs contradictions et leurs espoirs. Loin d’être neutre, l’imaginaire managérial agit comme un opérateur de légitimation, en naturalisant des choix politiques et en instituant des normes implicites.
- Le protocole méthodologique
L’exploration a été réalisée à partir d’une démarche qualitative, interprétative et compréhensive qui a mobilisé une combinaison de méthodes issues des sciences sociales et de l’anthropologie pour analyser le management comme « un fait social total ».
Marcel Mauss (Mauss, 1925) dans Essai sur le Don, utilise ce terme pour qualifier « des faits qui sont à la fois juridiques, économiques, religieux, et même esthétiques et morphologiques : ils ont une telle ampleur qu’on ne peut les réduire à une seule catégorie de la vie sociale. »
C’est le cas du management dont nous souhaitons démontrer qu’il est le produit de contraintes économiques réelles, de croyances et de représentations imaginaires qui vont conditionner les stratégies des organisations, les raisonnements, les dispositifs d’action et les modes de décisions.
La méthode de recherche articule trois approches :
Une analyse des discours
Nous mobilisons une analyse de corpus fondée sur les outils de la socio-linguistique critique et de l’analyse du discours : Pêcheux, Charaudeau, Fairclough (1992), visant à identifier les invariants lexicaux, les inflexions rhétoriques et les glissements sémantiques dans les discours managériaux dominants.
Le corpus comprend :
- des revues professionnelles et publications spécialisées en management (de 1950 à aujourd’hui),
- des supports de formation et manuels de management,
- des productions audiovisuelles et communicationnelles d’entreprises,
- des articles et ouvrages académiques diffusant des modèles managériaux hégémoniques.
Cette analyse vise à tenter de mettre au jour les figures mythologiques du discours managérial (au sens de Barthes, 1957), ainsi que les dispositifs de légitimation et de naturalisation des normes gestionnaires.
Une ethnographie organisationnelle et une observation participante
S’inscrivant dans la tradition de l’ethnométhodologie (Garfinkel (1967)) et de la sociologie pragmatique des organisations, nous analysons les pratiques managériales à partir d’une expérience de terrain prolongée : plus de 200 contextes organisationnels (privés, publics, associatifs), dans lesquels nous sommes intervenus comme praticien réflexif (consultant ou facilitateur).
Cette posture d’observation participante engagée depuis plus d’une trentaine d’années permet de recueillir des données empiriques denses sur les pratiques quotidiennes de l’autorité, les interactions entre acteurs, les formes de résistance ou d’adhésion, et les dispositifs de régulation à l’œuvre. Ces éléments ont été consignés entre 2006 et 2025 dans un site ressource appelé les 4 Temps du management, fréquenté chaque mois par plus de 12 000 managers.
Des entretiens semi- directifs et une analyse de trajectoires
Afin de compléter l’analyse in situ et d’accéder à la dimension identitaire des rapports au management, nous avons conduit plus de 150 entretiens semi-directifs, réalisés dans le cadre de préparation à de nombreux séminaires consacrés au management et au leadership, à la transformation organisationnelle ou à la conduite du changement. Inspirée des approches compréhensives cette démarche vise à reconstruire, selon les époques : les représentations de l’autorité et du pouvoir managérial, et les logiques d’adhésion, de distanciation ou de réinterprétation des normes imposées.
Nous tenterons de traiter ces matériaux en nous appuyant sur les cadres théoriques issus de la sociologie clinique (De Gaulejac, Eugène Enriquez) s’appuyant elle-même sur une anthropologie clinique et psychanalytique.
- Les résultats de la recherche
Ces observations permettent de dégager trois figures historiques de l’autorité managériale. En reparcourant l’histoire du management à la lumière du concept d’autorité depuis 1850 (Règlement de Chaumont), nous avons identifié 3 courants d’autorité qui sont « signifiés » dans les organisations. Le terme de « courant » fait référence au concept de « bassin sémantique » proposé par Gilbert Durand (Durand, 1996). Il utilise la « métaphore » hydraulique pour décrire les différentes phases d’une topique socio-culturelle en partant de son émergence, de son développement puis de son épuisement, jusqu’à sa disparition.
Nous proposons de l’appliquer à une compréhension approfondie de chacune des trois figures d’autorité que nous avons identifiées derrière la mise en œuvre des pratiques managériales :
3.1 La figure disciplinaire
Entre 1850 et 1970-80, c’est la « figure d’autorité disciplinaire » (Taylor, Fayol, Weber) qui va prendre le dessus : elle se caractérise par des organisations pyramidale et l’importance accordée à la hiérarchie, l’obéissance, et la division du travail ; elle s’inscrit dans une logique centralisée.
Nous empruntons le terme de disciplinaire à Foucault (1975) pour décrire les dispositifs qui sont mis en œuvre dans ce modèle qui se caractérisent par de nombreuses pratiques de prescription et de surveillance en considérant a-priori que l’homme au travail est par nature enclin à la « nonchalance » et à la transgression ; qu’il faut donc le surveiller et le punir s’il dévie de l’ordre imposé.
Ce qui domine ce modèle c’est la figure d’un père autoritaire et sévère exigeant l’obéissance à des normes imposés. C’est le surmoi qui guide l’action collective prescrivant et proscrivant.
3.2 La figure motivationnelle
A partir des années 1980–1990 c’est la « figure motivationnelle » (McGregor, Maslow, Herzberg, Lemoine, Deci & Ryan) qui prend le relais : le manager devient un « générateur d’énergie collective ». C’est sur lui que repose en priorité la performance collective. Dans ce modèle il est présenté comme un héros chargé « de transmettre à ses collaborateurs la passion du produit et du service » (Lemoine, 1994).
C’est une forme de management apparemment plus bienveillante, mais tout autant régressive car le manager est installé dans une position de toute puissance. Dans ce modèle ce n’est plus le Surmoi archaïque qui est mobilisé mais l’Idéal du Moi des individus et des collectifs. Nicole Aubert (Aubert, 2003) et Vincent de Gaulejac (de Gaulejac, 1991) ont particulièrement bien expliqué la nouvelle forme d’aliénation qui est mise en œuvre. Il s’agit de jouer sur les failles narcissiques des acteurs en conditionnant leur engagement, si possible total, à la reconnaissance qu’on leur accorde. Celle–ci cependant n’est pas inconditionnelle, elle est indissociable d’un niveau de performance réalisée.
Cette dynamique présente au moins deux dangers :
- Celui de « la brûlure de l’idéalité » chez les sujets qui sont invités à entrer, dans ce que Nicole Aubert (Aubert, 2003) a appelé, une hyper combustion de soi. En voulant en effet répondre aux attentes plus ou moins réalistes de l’idéal du Moi organisationnel, on risque l’épuisement. On parle alors de Burn Out ; au Japon de Karochi.
- L’effondrement dépressif qui peut brusquement survenir lorsque le sujet est trahi par l’entreprise dans le cas par exemple d’un licenciement brutal mené sans ménagement pour des raisons économiques. Les confessions de Didier Bille qui se qualifie lui-même d’exécuteur est de ce point de vue particulièrement éclairant.
Ce modèle a eu son heure de gloire, surtout auprès des dirigeants, car il a donné des résultats mais les travaux des deux auteurs précités qui ont fondé la sociologie clinique, met bien en évidence ce qu’il faut bien appeler une « certaine forme de perversion ». En effet, tout repose au départ sur une opération de séduction dont la durée sera conditionnée par l’atteinte plus ou moins durable d’un niveau de performance. A la moindre défaillance – que celle – ci vienne de l’individu lui-même ou de l’entreprise – l’organisation ne tiendra plus ses promesses implicites, laissant alors apparaitre la rationalité glaçante de la gestion qui est toujours à l’œuvre derrière ce jeu de relation comme le montre le film « Riens du Tout » de Cédric Klapisch. Le DRH, représenté, en l’occurrence par l’acteur Fabrice Lucchini est chargé de relancer un grand magasin parisien en perdition. Il va pour cela s’appuyer sur des méthodes de motivation alors très en vogue à cette époque et qui aujourd’hui paraissent douteuses comme la pratique de sauts en parachute ou d’un pont, associées à des activités collectives fédératrices comme la mise en place d’une chorale. Cette démarche permet de remotiver le personnel ; ce qui se traduit par un retour de la performance commerciale de l’établissement. Mais à la fin du film, apparaissent dans l’ombre, des actionnaires invisibles qui vont profiter de ce retour à la fortune pour revendre un bon prix ce grand magasin performant, mettant en péril ainsi la sécurité retrouvée des collaborateurs.
3.3 La figure délibérative
A partir des années 2012, apparait une nouvelle forme d’autorité plus partagée que nous appellerons « délibérative » (Mintzberg, Laloux, Detchessahar, Sennett) : l’autorité se distribue dans les collectifs par les processus de co-construction, de dialogue, et d’apprentissage organisationnel continu.
Certaines organisations remettent en question définitivement leur modèle hiérarchique en allégeant leur structure et en encouragent l’horizontalité. L’accent est désormais mis sur la « raison d’être » de l’entreprise et les dynamiques de travail plus collectif. Les objectifs ne sont plus imposés par le haut mais par le bas alors autorisé à faire des propositions qui seront rediscutées avec la hiérarchie. Les orientations principales qui animent ces nouveaux systèmes reposent désormais sur la responsabilisation et l’empowerment.
Ce modèle a commencé de manière excentrique en proposant un concept qui peut aujourd’hui faire sourire : celui « d’entreprise libérée » (Getz, 2012). Une première lecture pourrait le faire passer pour une mode. Mais Roland Barthes (Barthes, 1957) nous conseille de prendre les modes au sérieux. C’est ce que nous avons fait en considérant que sa forme extrême constituait une contestation du modèle établi (Casalegno, 2014).
A partir de là, de nombreux modèles se sont développés caractérisés par les mêmes invariants, comme le « service management « de Yan Carlson en Suède, le Servant Leadership de Greenleaf aux Etats – Unis, le « management responsabilisant » en France, la » sociocratie aux Pays-Bas et « l’holacratie » aux USA.
Aujourd’hui ce modèle est en développement et prendre des formes plus apaisées. On retrouve par exemple la « sociocratie » chez Orange sous le terme de « Gouvernance Partagée ».
Ces nouveaux modèles font largement appel aux techniques de l’Intelligence Collective qui ont commencé à être diffusées en France sous l’intitulé du Design Thinking qu’on retrouve aujourd’hui sous le terme de « facilitation ». Il est intéressant également de constater qu’ils sont de plus en plus associés à la volonté de développer des stratégies de « régénération » face au réchauffement climatique. Après une phase critique, il semble qu’ils entrent dans une perspective d’imaginaire plus positif.
(à suivre)
Pour aller plus loin
Arendt, H. (1954). Between Past and Future. Viking Press.
Barthes, R. (1957). Mythologies. Seuil.
Bonnet, E., Landivar, D., & Monin, A. (2021). L’impératif décarboné : Réconcilier climat, emploi et souveraineté. Les Liens qui Libèrent.
Bourdieu, P. (1979). La distinction : Critique sociale du jugement. Minuit.
Carlzon, J. (1985). Moments of Truth. Ballinger Publishing Company.
Castoriadis, C. (1975). L’institution imaginaire de la société. Seuil.
Charaudeau, P. (1992). Grammaire du sens et de l’expression. Hachette.
Deci, E. L., & Ryan, R. M. (1985). Intrinsic Motivation and Self-Determination in Human Behavior. Plenum.
Detchessahar, M. (2003). L’entreprise délibérative. La Découverte.
Dumont, J. (2022). Comment rester en vie dans un monde devenu absurde ? FYP Éditions
Durand, G. (1996). Introduction à la mythodologie. Albin Michel.
Fayol, H. (1916). Administration industrielle et générale. Dunod.
Fairclough, N. (1992). Discourse and Social Change. Polity Press.
Foucault, M. (1975). Surveiller et punir : Naissance de la prison. Gallimard.
Garfinkel, H. (1967). Studies in Ethnomethodology. Prentice-Hall.
Gélinier, O. (1976). Le management de l’entreprise. Hommes et Techniques.
Getz, I. (2012). Liberté & Cie : Quand la liberté des salariés fait le succès des entreprises. Fayard.
Greenleaf, R. K. (1977). Servant Leadership: A Journey into the Nature of Legitimate Power and Greatness. Paulist Press.
Habermas, J. (1981). Theorie des kommunikativen Handelns [Théorie de l’agir communicationnel]. Suhrkamp Verlag / Fayard (trad. fr.).
Haraway, D. J. (2016). Staying with the Trouble: Making Kin in the Chthulucene. Duke University Press.
Herzberg, F. (1959). The Motivation to Work. Wiley.
Honneth, A. (2000). La lutte pour la reconnaissance : Pour une grammaire morale des conflits sociaux. Cerf.
Laloux, F. (2014). Reinventing Organizations: A Guide to Creating Organizations Inspired by the Next Stage of Human Consciousness. Nelson Parker.
Landivar, D., Bonnet, E., & Monin, A. (2023). Politiser le renoncement : Les ruses de l’obsolescence. Divergences.
Lemoine, J.-F. (1994). Le manager porteur de sens. Éditions d’Organisation.
Lévy, P. (1994). L’intelligence collective : Pour une anthropologie du cyberspace. La Découverte.
Mang, P., & Haggard, B. (2016). Regenerative Development and Design: A Framework for Evolving Sustainability. Wiley.
Maslow, A. H. (1943). A theory of human motivation. Psychological Review, 50(4), 370–396.
Mauss, M. (1925). Essai sur le don. L’Année Sociologique.
McGregor, D. (1960). The Human Side of Enterprise. McGraw-Hill.
Meadows, D. H. (1999). Leverage Points: Places to Intervene in a System. Sustainability Institute.
Milgram, S. (1963). Behavioral Study of Obedience. Journal of Abnormal and Social Psychology, 67(4), 371–378.
Mintzberg, H. (2009). Managing. Berrett-Koehler.
Monin, A., Landivar, D., & Bonnet, E. (2022). Écologie sans transition : Contre le mythe de l’innovation verte. Les Liens qui Libèrent.
Pêcheux, M. (1969). Analyse automatique du discours. Dunod.
Sennett, R. (1998). The Corrosion of Character: The Personal Consequences of Work in the New Capitalism. W. W. Norton.
Taylor, F. W. (1911). The Principles of Scientific Management. Harper & Brothers.
Wahl, D. C. (2016). Designing Regenerative Cultures. Triarchy Press.
Weber, M. (1922). Économie et société. Plon